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Numéro 61 - 07 septembre 2016
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La Chronique Illustrée

Chronique Urbaine :

"La Beauté, et René Char" par Frédéric Louis

Comment parler de la place de la beauté dans notre vie ?

 

 

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La beauté et René Char

Qui suis-je ? Qui est cette femme, cet homme qui, loin des contingences matérielles du moment, va, sans le vouloir, tomber à la renverse devant un tableau, un paysage ; ou écoutant tel musicien, lisant tel auteur, faire l'expérience  d'un moment de recueuillement quasi sacré, signe que ses paysages intérieurs seront marqués à vie, modifiés.

Comment parler de la place de la beauté dans notre vie, comment en jauger l'impact, l'emprise ?

Nous ne sommes pas égaux devant ces phénomènes ; l'éducation y est sans doute pour beaucoup, dès le plus jeune âge. L'éducation et notre perception du monde. Si je ne suis pas sûr avec Calderon que "la vida es sueño" (la vie est un rêve), il me semble néanmoins, que le réel (comme un oignon) recèle des couches successives, des niveaux de compréhensions,  d'interprétations liés les uns aux autres, jusqu'à ce point que l'on peut appeler le lieu d'un vie intérieure. Aucune couche ne pouvant se prévaloir d'une vérité supérieure aux autres, l'art est pour moi cet outil merveilleux, cette dague aiguisée qui a la faculté de nous toucher au coeur en passant successivement à travers toutes celles-ci. Encore faut-il décrypter ces coups de "poigne-art", ces chocs esthétiques, encore faut-il être poreux, perméable à la beauté, fragile à la blessure.

Pour tous ceux qui, de près ou de loin, vivent un rapport privilégié avec la beauté, il existe des invariants, une expérience première, primale, de rencontre avec le Beau. Rencontre qui, fatalement nous laisse plus de questions que de réponses et grave aussi, dans un coin de nos têtes, une certaine image de cet absolu qu'on ne cessera jamais de rechercher par la suite à travers des manifestations diverses de l'art ou du beau sous toutes ses formes. Tout se passe comme si, enchaînés dans la Caverne de Platon, nous ayons pu entrevoir la lumière et qu'elle nous fût ensuite retirée, laissant à jamais un goût d'inachevé et un désir de la revoir.

Toute expérience esthétique est initiatique, c'est-à-dire, qu'elle modifie sans que nous en ayons pleinement conscience et que nous puissions le formaliser encore, notre être même, notre rapport au monde, nous guide vers les chemins de notre émancipation, nous donnent les outils de notre propre libération. Tout expérience esthétique modifie notre vision du monde.

Chacun trouvera dans sa mémoire ses propres illustrations. Pour ma part et quoique n'ayant pas visité tous les musées du monde, j'ai en mémoire quelques moments privilégiés :  la basilique  Sainte Sophie à Istanbul étrangement désertée où j'ai pu contempler seul ces mosaïques qui figurent dans notre inconscient avec en plus le sentiment possible de la profanation, Assise Basilique San Francesco et la fresque de Giotto (dont "Saint François renonçant aux biens terrestres") avant le terrible tremblement de terre de 97. Les statues de l'"homme qui marche" de Giacometti, Fondation Maeght ; Fondation Beyeler à Bâle, le génie des couleur de Miro, une fille au chat de Balthus. Le grand orchestre de Nicolas de Staël à Antibes, Au Louvre le Saint Jean Baptiste de Vinci ainsi que des années auparavant ses dessins et esquisses au Palazzo Grassi à le biennale de Venise. Venise encore, "l'assomption de la vierge" du Titien basilica dei frari. Venise enfin... le petit musée Peggy Guggenheim.

  

"Christ pantocrator", Basilique Sainte Sophie, Istanbul; puis "Saint François renonçant aux biens terrestres", Basilica San Francesco, Assise

Tout cela a façonné mes paysages intérieurs et résulte de rendez-vous privilégiés avec la beauté. Il n'en est pas toujours ainsi hélas et les rendez-vous manqués on été aussi légions quand au sortir d'un des plus beaux musées d'Europe par exemple et écoeuré par tant de chef d'oeuvres "avalés" à la hâte, j'ai été cueuilli pas une pièce rouillée au fond d'une fontaine (http://www.lesurbainsdeminuit.fr/coups-de-coeur-et-autres-coups?ac_id=2082).

Je ne suis pas sûr qu'il faille faire de l'art un objet de consommation courante et je ne peux pas non plus me résoudre à penser que certaines oeuvres n'ont rien de spécial, qu'elle ne sont là que pour faire réfléchir. Cette tentation de l'art contemporain à avancer le discours sur l'art avant l'objet lui-même, ou bien la validation des objets, installations, performances uniquement par la critique, me fait penser du coup à des "rendez-vous arrangés". Si un objet esthétique "quelconque" n'est là que pour nous faire réfléchir, à quoi bon. Mon grille-pain aussi me fait aussi réfléchir... faut-il l'approbation d'un critique pour qu'il entre au musée ? Etre contemporain de son vivant c'est quand même la moindre des choses pour un artiste, mais lorsque le Critique sort le mot "Art Contemporain" comme un shérif sort son colt, il nous ordonne de remplacer le "j'aime pas" par "c'est intéressant"...la dure loi du Far-West !

Deux choses que je voudrais dire encore. Il y a deux façons de lire, penser, réfléchir, percevoir de l'art : l'une consiste à s'extraire totalement de l'objet de manière imperméable et analytique. l'autre  au contraire est d'opérer un va-et-vient entre soi et l'objet afin de l'intérioriser. Même les grands textes philosophiques ne font pas exception... on peut passer à côté et garder en mémoire quelques notions, ou bien entrer en eux , entrer dans la gueule du dragon, livrer bataille, l'incorporer, le digérer et en faire sa propre substance. C'est le danger qu'il faut courir faute de quoi, on reste à la surface des choses, inéligibles aux transformations... et je pense  sincèrement que ce sont nos transformations qui nous disent qui nous sommes. 

J'aimerais dire enfin que personnellement je me nourris plus des choses que je ne comprend pas mais qui me touchent plutôt que du contraire... ces grosses tartes à la crême livrées avec la notice explicative comme pour un lave-vaisselle (ou ces romans dont il ne reste rien en nous une fois finis...) Une fois terminé le vernissage, les petits fours, la foule, les bavardages insupportables, ces bruits, cette fureur, dans la solitude, dans l'intériorité d'un face-à-face avec une oeuvre, combien sont-elles qui résistent à l'examen, combien sont-elles qui nous touchent, nous interrogent vraiment, en nous-même ?

Il faudrait pouvoir comme pour le reste, aller à l'économie.

Pour ma part quelques vers, seulement, de René Char me tiennent en haleine depuis vingt ans sans que je puisse vraiment en faire le tour :

Passé ces trois mots elle ne dit plus rien

Elle mange à sa faim et plus

Haute est l'estime de ses draps

Nomade elle s'endort allongée sur ma bouche

Volume d'éther comme une passion

Délire à midi à minuit elle est fécondée dans le coma de

l'amour arbitraire

La pièce de prédilection de l'oxygène.

"Singulier", Le Marteau sans maître, René Char.

 

Si quelqu'un, croit un jour posséder, les clés, toutes les clés de ce texte, qu'il passe son chemin et me laisse aller à m'y perdre.

 

F.L.

2 commentaires
Le 2014-06-12 08:42:54 par Barbie turique
Beau, bien et bon, comme ce journal!
Le 2014-06-11 02:35:01 par Trist
Juste mon point de vue.

Il n'y a pas un "Beau" idéal et platoniquement objectif, et peut-être pas les infinis "beaux" du subjectivisme le plus absolu non plus.
Peut-être que nous définissons "beau" une expérience sensible (-> "liée aux sens", comme l'étymologie grecque d' "esthétique", "aesthetikos", signifie "sensible, lié aux sens et à la perception") différente pour chacun de nous, mais qui se ressemble dans la substance.
Et cette substance est le rencontre de Soi et de l'Autre, de ce qui appartient à notre mémoire profonde, ce que nous ressentissions comme "notre", et l'altérité, ce qui est externe à nous, l'inconnu.
Se voir dans un miroir permet de découvrir chaque fois une nouvelle partie de soi.
Faire expérience de la vie est une construction perpétue de soi. La "Beauté" EST la connaissance même, si pour 'faire expérience' on veut dire percevoir avec les sens et interpréter avec la raison en même temps.
Voilà pourquoi quand vous dites "je me nourris plus des choses que je ne comprend pas mais qui me touchent plutôt que du contraire", je vous dirais seulement
"il n'y a rien à comprendre, ce qui veut dire, enfin, que tout est compris." C'est justement quand une chose nous touche que nous la comprenons. Ou bien la com-prenons.

Obsèques, et grand merci.

Trist.

*"com-prendere" est un terme du professeur d'esthétique Luciano Anceschi, père de la néo-phénoménologie critique, théorie à laquelle je reviens le plus souvent encore aujourd'hui
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