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Numéro 61 - 07 septembre 2016
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Une pièce rouillée au fond d'une fontaine : mon Nicolas de Stael

 

 

C'est en ouvrant au hasard une encyclopédie, celle de la famille, une encyclopédie achetée peu de temps avant à un démarcheur, ancien élève de ma mère institutrice auquel elle n'avait pas osé dire non, que je suis tombé un jour sur une reproduction d'un tableau de Nicolas de Staël, aux couleurs médiocres, au bas de laquelle il était inscrit "Marée basse/galerie Beyeler, Bâle".

Ce volume est longtemps resté ouvert sur mon bureau à cette même page si bien que la page en est restée abîmée, la reproduction lacérée (l'adolescent que j'étais alors pouvait tout aussi bien être foudroyé un choc esthétique sans même le savoir, et abîmer ce qu'il aimait pas négligence ou par bêtise).

A ce jour je ne connais de ce tableau que cette version balafrée au cutter, ce n'est pas faute d'avoir cherché : dans aucun des livres consacré au peintre, ni même avec internet, je n'ai pu mettre la main ou plutôt l'œil sur ce tableau, si bien que lorsque je veux le revoir, je dois retourner chez mes parents pour réouvrir l'encyclopédie à la page abîmée .

Comment le décrire ?

Un paysage de bord de mer comme vous vous en doutez, une barque idéalisée au centre avec sa proue blanche comme point de fuite et ces aplats de couleurs allant du gris au bleu et du bleu au vert se dégradant, s'atténuant en arrière plan comme si, avec la mer qui se retire, s'était retirée la couleur, le spectateur, ses sentiment, et puis enfin tout le reste  ("qu'on n'en parle plus" comme dirait l'autre...) laissant comme l'énigme d'une énigme derrière la ligne d'horizon, le lieu où s'en vont les questions sans réponses.

"Un jour j'irai voir ce tableau en vrai" s'est dit l'adolescent que j'étais alors.

Plus tard , je grandis, je commence à me faire de l'argent de poche l'été, je rentre dans "les vraies réalités de la vie", mais cette idée n'est pas sortie de ma tête et ce tableau encore moins. Je réouvre mon encyclopédie "galerie Beyeler, Bâle", consulte l'atlas pour voir où se trouve cette ville en Suisse. Aux premières vacances, je profite de l'invitation d'un ami à Paris pour faire une escale d'un jour à Bâle, un jour à moi seul à la rencontre d'un tableau. Je prends le train de nuit pour Mulhouse, passe la frontière en Suisse allemande, mon temps est limité, j'ai un billet le soir même pour Paris, puis ma timidité ainsi que l'accueil glacial de ces Suisses, me font errer dans cette ville désespérément, à la recherche de cette galerie. Je suis fatigué, j'ai mal dormi et peu mangé, mais j'arrive enfin vers 17 heures au 3 de la blumengasse à la galerie Beyeler, je vois l'enseigne de loin de cette petite galerie de deux étages, mon cœur bat comme un amoureux, je m'approche...

La porte est close...un panneau m'indique en anglais qu' exceptionnellement la galerie est fermée ce jour-là.

Dépité, je me dirige vers la gare, m'arrête dans une ces immenses brasseries sans âme...même la bière n'a pas de goût... Au poste frontière des douanes, comme à l'aller, je tends ma carte d'identité, je vois deux képis se raidir, on me fait signe de sortir du rang et on me conduit dans une salle à l'écart. Mon sac-à-dos est vidé sans ménagements grâce à la bonne vieille loi de l'attraction terrestre....puis on me fait signe de me déshabiller. Je me retrouve seul en caleçon dans cette salle vitrée à rater ma correspondance. Les deux képis reviennent une demi-heure après me font remballer mes affaires sans plus de ménagements, encore dépités de n'avoir rien trouvé, j'avais pourtant le profil, j'étais venu voir un tableau...

​Le calice ? Jusqu'à la lie !

Quelques année après, malgré cette échec peu glorieux, je décide, à la faveur d'une invitation, cette fois-ci dans le Nord de faire un petit crochet par Bâle, retenter ma chance. Plus dégourdi que quelques année auparavant, je vais à l'office de tourisme, demande la Galerie Beyeler, les heures d'ouverture etc... L'hôtesse me répond "vous voulez dire la Fondation Beyeler, elle vient d'ouvrir, c'est magnifique" me tend le prospectus en français, l'endroit est tout neuf, riche en promesse, c'est là qu'aura lieu la rencontre !

C'était l'été, je prends le petit tram tout en bois jusqu'à Riehen dans les faubourgs de Bâle, l'endroit est propret, enfin Suisse quoi ! Le bâtiment a l'air magnifique, le prospectus indique que l'architecte est Renzo Piano, Piano comme le piano du "grand orchestre" de Nicolas de Staël au Musée d'Antibes, la fièvre me reprends, mon cœur amoureux bat à nouveau. Je rentre dans le musée à demi-conscient des merveilles qui m'entourent. La collection est exceptionnelle: cela va des impressionnistes jusqu'à l'art contemporain: Monnet, Cézanne, c'est pas grave, après que j'aurai vu MON tableau je pourrai faire demi-tour, Miro, Picasso, je passe devant comme au rayon détergents d'un supermarché, Basquiat, Dubuffet, patience j'apure ma vieille dette et je suis à vous... Balthus, De Staël... mais pas le bon, ça chauffe j'arrive au but !

Le musée est magnifique, la lumière parfaite, la scénographie épurée, la collection est sublime, je passe et repasse dans toutes les pièces, négligeant 200 ans de génie pictural pour UN tableau. Au bout d'un heure, je dois me rendre à l'évidence, pas de Marée Basse... Abasourdi je erre dans les salles. Quel con je fais ! c'est à peine si une fille aux chats de Balthus m'arrache un sourire, si le bleu et le rouge d'un Miro m'égaye, si les De Staël présents me distraient.

Je sors de la Fondation K-O, il fait très chaud, je me dirige vers le tramway du retour et ses banquettes en bois. Sur le chemin, un bruit d'eau m'arrête, une fontaine où boire un peu d'eau fraiche: c'est une fontaine très ancienne, grossièrement taillée dans un granit gris-rouge, l'eau est claire et au fond de la vasque j'aperçois en transparence un pièce qui semble en cuivre. Elle doit être là depuis longtemps, car de la rouille s'est déposée sur la vasque autour comme une trainée dans un dégradé de rouge-oranger se confondant peu à peu avec le granit de la fontaine. Sur la pièce elle-même quelques tâches de vert de gris, puis des couleurs plus sombre et indéfinissables.

Je ne sais pas depuis combien de temps cette pièce était là, mais moi j'y suis resté presque une heure, une heure à me perdre dans les reflets de l'eau, dans cette nébuleuse rouillée en microcosme, une heure hébété comme la première fois que j'ai vu le tableau de Nicolas de Staël chez moi dans ma chambre. J'étais à 800km de chez moi dans un des plus beaux musée que je connaisse et c'est une monnaie de singe qui m'a ravi et raflé la mise, drôle de leçon . Je ne sais quoi en penser. Seulement peut-être qu'il y a une heure pour les rencontres, une heure que l'on ne choisit pas... et c'est à peine si l'on choisit ce que l'on va rencontrer, le plaisir ultime résidant dans la surprise.

"Mon" Marée Basse ?

Je me prends à douter de son existence, comme dans une de ces nouvelles à la Borges où une reproduction unique aurait été glissée là dans mon seul exemplaire de l'encyclopédie à des fin obscures et inavouables...

"C'est à la conjonction d'un miroir et d'une encyclopédie que je dois la découverte d'Uqbar."  J.L. Borges

"Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît, car tu pourrais ne pas te perdre".  N. de Bratslav

     

http://www.fondationbeyeler.ch/fr/Mus%C3%A9e/Histoire

http://www.liberation.fr/culture/0101621730-la-mort-d-ernst-beyeler-il-absolu

http://www.estrepublicain.fr/actualite/2011/05/09/la-collection-beyeler-aux-encheres

http://www.fondationbeyeler.ch/fr/‎

* "Tlön Uqbar Orbis Tertius" , nouvelle de J.L. Borges, "Fictions" folio 614

 

F.L.

 

2 commentaires
Le 2013-09-04 20:36:20 par sunsun
c'est une belle histoire, merci
Le 2014-08-11 13:44:20 par Jay Cee
beau revers de médaille
Numéro : 18 -