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Numéro 61 - 07 septembre 2016
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La Chronique Illustrée

(photo : le nouveau personnage transgenre de Batgirl)

 

Chronique : "Derrière quel spectre inventerai-je mon trajet ?"par Animande....

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Derrière quel spectre inventerai-je mon trajet ?

 

Mes hétérotopies

        http://www.lesurbainsdeminuit.fr/coups-de-coeur-et-autres-coups#3801

 

 

Un lieu vit de toutes les absences qu'il recèle. Un lieu morne, un lieu froid et sans vie, c'est un lieu qui ne laisse pas deviner qu'on est passé entre ses murs.

J'aime les lieux car j'aime les absents – les ruines par-dessus tout, ces lieux qui nous rendent l'absence si palpable, qui multiplient les indices de présences irréversiblement disparues.

Dans toutes les villes que j'ai habitées, des trajets imaginaires sont venus se superposer à mes trajets ordinaires. Je poursuis la trace d'un absent. Entre dix rues, c'est celle qu'il a l'habitude d'emprunter que je choisis. Je vais chercher sur une passerelle, dans un escalier, sous un arbre, un souvenir qu'il m'a laissé. Si je connais l'endroit habité par l'absent, il devient sans que je n'y puisse rien le centre de ma ville imaginaire – que je le veuille ou non, tout me ramène à lui. Il m'arrive, parfois, de rencontrer l'absent que je piste si obstinément. C'est un choc désagréable. Je m'empresse de quitter le vivant pour rejoindre son fantôme.

J'écris pour devenir absente, dans l'espoir que cette absence ira hanter les autres aussi fort que ce que j'ai été hantée. Un texte, c'est une ruine qui a été jadis habitée par un vivant. Chaque mot est un indice de cette présence perdue à tout jamais.

 

Est-ce qu'on rêve les lieux ou est-ce les lieux qui nous rêvent ?

 

Quand j'ai passé trop de temps devant des pages à déchiffrer des signes ou à les assembler, je vais dans le Parc de Valrose pour retrouver un corps. Je me reconstitue par le sol. En traversant l'allée de graviers de l'oliveraie, je retrouve des pieds. En descendant l'escalier inégal de la falaise en rocaille, je retrouve des jambes. En longeant l'étang aux carpes, puis en remontant vers l'isba ukrainienne, je retrouve des poumons. Quand il me semble à nouveau que la vie circule en moi, je peux retourner aux signes (qui, pour le meilleur et pour le pire, ont ma préférence).

Un jour, peu de temps après avoir découvert les tableaux de Peter Doig, je trouve un passage pour rentrer dans le Parc quand il est fermé au public. Comme d'habitude, je marche, je sens, je rêve. Mais ce jour là il se produit quelque chose d'inattendu : alors que je m'enfonce sous une dentelle d'ombre et de lumière en observant les troncs rongés de certains palmiers, une chaleur plus colorée, plus parfumée que les autres, ôte à mon corps ses limites humaines. Sous le labyrinthe des branches le long desquelles se détachent des verts collant comme du miel, j'éclabousse le bitume d'une apparition éphémère. Au-dessus du temps trouble des carpes, je passe, délire timide perdu dans une longue obscurité de songes. Je suis l'hallucination d'une statue sans tête, la transe d'un vrombissement d'abeilles, le halo d'un reflet de soleil qu'une fontaine tord, plus rien qu'un rêve parmi les rêves du grand corps d'herbe et de béton du Parc de Valrose. Ce jour là, je suis devenue une éblouie. Depuis, je cherche à tâtons des mots, comme quelqu'un qui chercherait ses lunettes. La main hésite et l'éblouissement se prolonge.

 

C'est grâce à ce genre de chocs esthétiques que j'ai cessé de me projeter anxieusement vers un avenir meilleur et que je suis revenue habiter le présent.

 

Je suis d'une génération qui pense à son futur – qui n'y rêve pas. C'est pas que nous ne soyons pas des rêveurs. Au contraire, nous adorons le rêve, et tout ce qui revêt une apparence brumeuse, enluminée et mouvante nous enchante. Mais rêver au futur nous n'y arrivons pas. Dès que nous pensons à notre avenir nous nous transformons en gestionnaire anxieux. Nous nous demandons ce qu'il faut en faire comme s'il s'agissait de transformer une matière première en produit raffiné. Nous cherchons la meilleure manière d'augmenter notre valeur. Ceux qui préfèrent penser à l'avenir en terme de vécu optent pour le voyage. Comme si, ailleurs, vivre était moins improbable qu'ici. Mais la question du devenir à nouveau se pose quand ils rentrent.

 

Un jour que j'avais franchi sans me vautrer une énième course d'obstacles, je me suis aperçue que je n'avais toujours pas rejoint mon avenir, qu'il s'était replacé, au moment où je croyais l'atteindre, derrière une nouvelle haie plus difficile à sauter. Alors quoi ? Quel examen, quel entretien, quel putain de pénible parcours devrais-je encore subir pour l'obtenir enfin, cet avenir tant attendu ? Tout à coup un doute : et s'il n'existait pas ? J'ai rassemblé dans ma tête un faisceau d'indices. Certes, je ne peux pas en fournir la preuve. Mais j'en suis arrivée à la conclusion que l'avenir est une arnaque.

 

Je milite pour un présent conscient, qui rassemble en lui tous les possibles du passé et du futur. Pas pour un présent pulsionnel et amnésique qui nie dans un instant sans cesse renouvelé les échecs d'hier et les impuissances de demain. Je suis pour un présent de l'attente, du désir, de la patience infinie où, sans qu'il ne se passe rien, tout est constamment sur le point d'advenir. Pas pour un présent de faits et d'actes, d'événements succédant à l'événement dans une prolifération de signaux qui nous rend ahuris. Je suis pour un présent qui se laisse enquêter par l'empreinte, qui sollicite notre intuition, qui crée le coup de chance et l'accident. Pour un présent dont on ne découvre rien mais dont on soupçonne tout. Pour un présent qui frémit de l'avènement d'une épiphanie sans cesse différée. Je suis pour un présent des aubes et des crépuscules, quand l'air semble chargé d'on ne sait quoi.

 

Je suis pour un présent de l'intelligence renouvelée à chaque souffle.

 

Notre plus grande richesse, c'est le sens. À ce qu'il paraît, il n'y en a plus pour longtemps avant qu'il soit définitivement tari. Où faudra-t-il creuser pour découvrir de nouvelles réserves ? Dynamiter quelle croûte, piller quelle terre ? Et si on arrêtait d'éventrer des profondeurs pour le ramener à la surface ? Le sens est tout autour de nous, l'air en est saturé. Encore faut-il respirer pour s'en apercevoir.

Allez hop, on respire une grande bouffée de présent. Par terre, sur le trottoir, quelqu'un a renversé une boîte d'allumettes. Arrêtons-nous pour regarder cette petite œuvre de sol. Les lignes de fuite vigoureuses qui s'étoilent dans toutes les directions et l'absence de cadre suggère assez bien l'infini contenu dans l'infime. L'artiste n'a pas signé, mais c'est très réussi.

Animande.

nb : vous pouvez lire du plus long par ici :http://www.bookstory.fr/livres/decubitus-de-lapathique-0. Le téléchargement est pas gratuit mais pas non plus très onéreux (2 euros), et puis on ne sait jamais, ça peut encourager la jeune création littéraire. Je dis ça, je dis rien.

 

Mots clés : #peter doig, # présent
2 commentaires
Le 2014-02-06 19:32:52 par sospelitta
Et aujourd'hui, un immense cadeau m'est parvenu alors que j'avais abandonné toute attente. Ton texte serait-il magique ?
Le 2014-02-05 15:02:53 par sospelitta
J'ai rêvé cette nuit de ton rêve dans ta promenade initiatique. Il m'a donné des forces pour éviter la peur matérialiste du lendemain et rêver au quotidien, en toute confiance, en sachant que rien ne peut nous arriver si nous sommes justes, conscients, présents, ressentants, vibrants, aimants, profondément vivants ! Merci Animande pour cette sublime offrande.
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