(dessin Amandine Brûlée)
Chronique : L'éloge du désordre, par Animande...
La Chronique IllustréePUBLIÉ LE 15/01/2014 à 17 PAR AMANDINE BRULéE (dessin Amandine Brûlée) Chronique : L'éloge du désordre, par Animande... 0 commentaires Éloge du désordrePUBLIÉ LE 15/01/2014 à 16 PAR ANIMANDE L'ordre nous libère en nous donnant la possibilité de le transgresser Au commencement était la matière. Rien ne pesait car il n'y avait pas de haut ni de bas. Rien ne perçait car il n'y avait pas de dehors ni de dedans. Rien ne fuyait car il n'y avait pas d'ouvert ni de fermé. C'était un monde sans peau où chaque substance se mélangeait dans un tohu-bohu de tempête. Eût-on présenté un miroir à ce monde, on n'y aurait vu qu'un dégueulis de plasma en fusion. Il a fallu qu'on invente les bords pour découvrir la joie de déborder; le dessus et le dessous pour prendre le goût de renverser; l'intérieur et l'extérieur pour s'ahurir de jouissance en explosant. Il a fallu qu'on invente l'ordre pour attraper la rage amoureuse du désordre. Au lycée, on m'a appris la dissertation en trois parties: thèse pour exposer un point de vue, antithèse pour le démonter, synthèse pour dépasser tout ce qui précède. C'est devenu ma religion. J'ai pratiqué le plan en trois parties avec ferveur, avec soumission, avec adoration. En trouvant le troisième argument de la troisième sous-partie de la troisième partie, j'avais l'impression de toucher le rebord du manteau de quelque divine entité rayonnante. Après un demi-décennie d'étude à la fac, le plan tripartite me procuraient des orgasmes moins violents, voire même d'assez faibles plaisirs. Avec n'importe quoi je te bricolais un truc en trois, l'oxymore de Victor Hugo, le morbide de Duras, le string de ta mère, enfonçant bien les clous là où il faut, tout d'abord, tac ! De plus, tac ! Enfin, tac ! Et synonymes pour avoir l'air de varier, pour finir ponçons l'orthographe, que tout soit propre, lisse, conforme. Écriture présentable, écriture soignée, qui ne pue ni du cul ni de la gueule, gentiment assise sur sa chaise, écriture silencieuse qui prétend beaucoup et qui dit peu, cette écriture que j'enfilais pour commenter sans rire l'humour de Chevillard, pour analyser sans bander la perversité de Robbe-Grillet, et le lyrisme de Ducharme, je l'ai pas fait mais j'aurais pu, sans hurler dans ma prison bien sagement disséquer ses figures de style. On a l'ordre qu'on mérite. Difficile d'habiter la ville quand elle est bien ordonnée. Ça n'a pas l'air subversif de s'asseoir : essayez sur l'avenue Jean Médecin, on vous dégagera dans les deux minutes qui suivent, même s'il n'y a personne aux terrasses, que toutes les chaises sont vides, vous pouvez pas rester là sans consommer. Ça leur paraît logique aux serveurs qui viennent vous dire ça de la part de leur patron, mais moi je suis obtuse, je n'arrive pas à comprendre pourquoi, alors qu'il y a tant de chaises vides, on ne me laisse pas m'asseoir. Là où je travaille il y a une vieille cabane dans l'espace qui ceint le bâtiment. Depuis longtemps ils n'en font rien, ils n'y rangent même pas les outils. En décembre un jeune homme a pris l'habitude de venir y passer ses nuits. Quand ils s'en sont aperçus, ils l'ont chassé. Il s'appelle Mehdi, il a 21 ans. Les gens avec qui je travaille l'appellent « le sdf », « le clodo », « le vagabond ». Je suis la seule à l'appeler Mehdi car je suis la seule à être allée le voir pour lui demander son prénom. On a parlé ensemble. Il m'a raconté qu'il vivait à Marseille chez la famille de sa copine. Il y a eu des disputes, il s'est retrouvé à la rue. Alors il est venu à Nice car il a trouvé un job dans l'arrière-pays. Mais en attendant que la saison commence, pas de toit pour dormir. Le premier soir où ils l'ont viré, j'ai assisté à la scène sur l'écran des caméras de surveillance. Trois personnes sont arrivées devant la cabane avec une lampe-torche qui balayait l'obscurité. Il y a eu une discussion que je ne pouvais pas entendre. Ils l'ont fait sortir comme il est entré, en escaladant une grille hérissée de pointes. Il y a un portail pourtant, juste à côté. Personne n'a pensé à l'ouvrir pour qu'il s'en aille sur ses deux jambes. On lui a fait sauter la grille comme un petit singe pouilleux. Mehdi est revenu le lendemain, et les soirs suivants. Sa présence invisible a nourri les pires discussions. « Et si on lui mettait un chauffage dans sa cabane pour que ce soit plus confortable ? (rire gras) » J'ai proposé qu'on le tolère. Après tout la cabane ne sert à rien depuis des années. On est en décembre, les nuits sont froides. Et il n'a que 21 ans, c'est un gamin. « S'il en est là, c'est qu'il le mérite. », « On peut pas s'occuper de toute la misère du monde », « Il va faire venir tous ses amis clodos si on le laisse s'installer. », « Il va rentrer dans le bâtiment, casser des choses et peut-être nous agresser. » J'avais parlé avec Mehdi. La seule chose qu'il voulait c'est squatter la cabane pendant la nuit et s'allumer un gros join pour oublier la galère. Ils ont fini par trouver une solution. Comme Mehdi s'obstinait à revenir malgré les menaces, les flics, les cadenas, ils ont détruit la cabane. Tout le monde a été bien soulagé. Difficile d'habiter la ville en dehors des petits cubes qu'on nous attribue nominativement en échange d'une grosse partie de nos revenus. Il reste la plage et les bibliothèques, c'est déjà ça. Difficile d'habiter son genre Quand l'été approche, des présentoirs en carton proposent de l’auto-bronzant près des caisses de supermarché. Je me rappelle ce jour où, faisant la queue, je me suis retrouvée à côté d'une femme en carton parfaitement bronzée, parfaitement lisse, parfaitement mince dans son maillot blanc. Elle me toisait avec arrogance. Tiens, voilà ta forme, semblait-elle me dire. Je n'avais pas envie de passer mon temps à devenir aussi bronzée, aussi lisse, aussi mince qu'elle. Au marqueur noir, je lui ai fait une petite moustache. C'était un truc à la con. Et pourtant, par hasard, je me suis aperçue que tous mes amis qui faisaient leurs courses dans ce supermarché ont vu la moustache. On devrait sortir son marqueur noir plus souvent. En tant que femme baisable, je suis particulièrement exposée aux formes que les autres veulent me faire porter. Tiens-toi droite, souris, sois bêêêêêle. C'est vrai, je fais des concessions, je me rase, je m'habille en fille, je souris généreusement, je montre mes jambes, j'extrais des trucs de mon épiderme, je tortille du cul, j'ai même porté des talons (pas souvent), c'est pas désagréable d'être trouvée jolie, de faire bander les mecs non plus. Tout ce temps perdu à travailler ma forme pour qu'elle ressemble à ce qu'on attend d'elle, j'aurais pu le passer à faire des trucs plus intéressants, lire Rabelais par exemple. Dans la solitude je hais ma forme, j'enlève le masque, la gaine, le corset, l'armure, je me venge comme se vengent tous les faibles, en faisant des grimaces dans le miroir. Prisonnière du genre, prisonnière de ma forme de femme, mais pourquoi c'est tellement important pour eux, pour nous, qu'une femme ressemble à une femme ? Quand un ordre se fige, il ne produit plus que du néant. Il faut alors le complexifier par le bruit. Complexification par le bruit La « complexification par le bruit », notion inventée par Henri Atlan, concerne les processus physiques, les organismes vivants et les systèmes sociaux. Par « bruit », le chercheur désigne tous les phénomènes parasites qui peuvent perturber la transmission d'un message. L'idée communément admise, c'est qu'il faut éliminer le bruit pour qu'une organisation fonctionne bien. Or, Atlan montre que le bruit, loin de détruire une organisation, la rend plus complexe, plus adaptable, on pourrait dire maladroitement plus vivante. Edgar Morin, quant à lui, préfère parler de « désordre organisateur ». Organisons le désordre. Élaborons méthodiquement l'imprévisible. Tricotons patiemment le bazar. Cultivons les phénomènes parasites de toutes espèces. Cuisinons le cataclysme à feu douceâtre dans nos marmites. Entraînons-nous chaque jour au délire sportif, à l'ivresse ininterrompue, à l'éparpillement euphorique. Sans doute existe-t-il un ordre immuable. Seuls les dieux le connaissent. Moquons nos ordres, raillons nos formes. Assemblons ce qui ne va pas ensemble, mettons des dents aux choux, des roues aux statues, des manteaux aux réverbères. Essayons toutes les combinaisons possibles. Enchevêtrons-nous comme des porcs pensants, avec obscénité, avec grâce, emmêlons-nous si bien qu'on n'y retrouve plus son nom, sa ferme, sa face, sa carte bleue, son droit d'auteur. Laissons les contraires s'accoupler dans une orgie d'absurde. Administrons-nous du bordel en injections spino-cérébrales sous-cutanées, que ça grésille dans le plafond et que de nouvelles connexions s'établissent. Soyons bordéliques, bordéliques en tas, en foules, en touffes, en empilements d'agrégats écroulés, en bazars d'armées débandées, en explosions massives de ribambelles éjaculées. Alors, bien exténués d'orgasmes et d'épiphanies sur le bitume, bien désagrégés d'effervescence au nez des caméras de surveillance, on n'aura sûrement rien perdu en urbanité, et on aura peut-être gagné en humanité.
Animande, aux niçois qui mal y pensent http://www.bookstory.fr/livres/decubitus-de-lapathique-0
2 commentaires Le 2014-01-23 16:46:00 par fred Amen ! Le 2015-10-09 14:05:14 par Narki Nal Oh, que ça fait du bien! Merci pour cette très belle chronique. |