(auteur inconnu)
Tous ceux que je suis (par Frédéric Louis) :
La Chronique IllustréePUBLIÉ LE 11/06/2013 à 15 PAR LES URBAINS DE MINUIT (auteur inconnu) Tous ceux que je suis (par Frédéric Louis) : 0 commentaires Tous ceux ce que je suisPUBLIÉ LE 11/06/2013 PAR FREDERIC LOUIS
Tous ceux que je suis
ou le syndrome Gaston Bachelard
Gaston Bachelard n'est pas un philosophe à la mode, il n'a pas non plus d'actualité ces jours-ci, et le syndrome qui porte son nom n'est que pure invention de ma part. Outre l'immense tendresse que j'ai pour ce type, figure du professeur modèle, celui qu'on eût tous aimé avoir, tête de sage antique, barbe à la Raspoutine, une bonhommie légendaire et un accent des Ardennes inimitable; en dehors de tout cela donc (et de certains aspects de sa philosophie, j'y reviendrai) ce que j'aime chez lui c'est qu'il a eu plusieurs vies et n'en a renié aucune. Né en 1884 à Bar-sur-Aube, fils d'artisans, Gaston Bachelard est méritant à l'école, il passera un concours pour travailler aux P et T de l'époque, le titre de fonctionnaire devant être une promotion sociale largement suffisante pour ce fils de cordonnier. Passé son service militaire, les concours internes lui font quitter la province et devenir commis des postes à la Gare de l'Est. Il se distingue rapidement par la méritocratie de la 3ème République et obtient une Bourse pour devenir ingénieur... des P et T toujours .Nous sommes en 1914, l'esprit n'est pas à la fête, il se marie néanmoins en Juillet avec une fille de son pays, et part au front un mois après, endure en tout 38 mois de tranchées pour être démobilisé en 1919. Bachelard devient ensuite... professeur de physique chimie là où il est né à Bar-sur-Aube pendant près de dix ans. Pendant ces dix ans il aura dix vies: sa femme, fragile meurt rapidement en 1920, il ne se remariera pas et élèvera seul sa fille, ce qui ne l'empêchera pas d'obtenir une licence de philosophie en un an, puis l'agrégation deux ans après, et lui vaudra d'être chargé de cours à la faculté en plus de son poste de professeur de sciences. De 1930 à 1940 il devient professeur... de philosophie à Dijon puis de 40 à 54 à La Sorbonne. Bachelard possède avant toutes choses une formation scientifique, dans son domaine, la philosophie des sciences, il est un grand précurseur, il introduit la notion de « rupture épistémologique », inspire celle de « paradigme », écrit des ouvrages de référence comme « le nouvel esprit scientifique », la route de la gloire est toute tracée... Dans les année 50 à La Sorbonne, le grand professeur se confiera à ses élèves, et l'un d'eux, Tristan Muret, qui fût à son tour mon professeur, nous raconta:Bachelard leur dit un jour qu'il avait tout eu, qu'il avait franchi presque toutes les étapes de la méritocratie, qu'il était reconnu et aimé de tous, mais à un moment de sa vie il lui avait manqué quelque chose pour être heureux comme s'il était bancal et c'est à ce moment-là qu'il s'était mis à s'intéresser à la poésie et qu'il commença à écrire son livre le plus connu, « métaphysique du feu ». « J’ai lu pour m’instruire, j’ai lu pour connaître, j’ai lu pour accumuler des idées et des faits, et puis, un jour, j’ai reconnu que les images littéraires avaient leur vie propre. (…) J’ai compris que les grands livres méritaient une double lecture, qu’il fallait les lire tour à tour avec un esprit clair et une imagination sensible » Une autre vie s'ouvrit encore à lui en dehors des sentiers de la rationalité scientifique. A près de cinquante ans, Bachelard se passionna pour les surréalistes et la matrice de l'inconscient, à l'alchimie, écrit un « Lautréamont » et élabore une poétique des quatre éléments qui sont le pendant naturel de sa théorie des sciences, la seule couleur qui lui manquait:« la psychanalyse du feu », « l'eau et les rêves », « l'air et les songes » « la terre et les rêveries du repos »,Le grand philosophe marche enfin sur ses deux pieds. Dans « l'eau et les rêves », certains passages évoquent avec émotion les ruisseaux et rivières de son enfance, là où selon lui a prend source l'imagination ,la boucle est bouclée. En 1961, un an avant sa mort, Bachelard accepte un entretien avec un journaliste à l'occasion d'une remise de prix. Celui-ci lui demande: « -Est-ce qu'un philosophe c'est un être supérieur aux autres hommes ? -il n'y a pas d'homme supérieur aux autres […], je n'ai pas la mystique de la hiérarchie, par conséquent, les gens sont ce qu'ils peuvent être […] c'est pas toujours très commode d'être égal à soi-même […] alors je ne comprends pas qu'on puisse se comparer aux autres .» http://www.scienceshumaines.com/gaston-bachelard-une-philosophie-a-double-visage_fr_29570.html _ Bachelard fût plusieurs vies en une et il n'en a renié aucune. Mais il y a un vertige à se construire à mesure que nous avançons, comme un funambule qui tisserait lui-même son propre fil en même temps qu'il progresse. Nous-mêmes, plus encore que la société, sommes rassurés lorsque nous pouvons entrer dans une case sans ambiguïté. Il y a un hygiénisme décapant à affirmer que nous sommes telle ou telle chose, un point c'est tout. Les plus beaux exemples se trouvent certainement dans les « magazines des salles d 'attente »: François 31 ans publicitaire, Noémie 27 ans manager, Enzo 28 ans conseiller en communication etc... etc...Eux sont heureux, ils ont trouvé leur place, dans les pages glacées des magazines précisément. Quelle est ma place, où est ma place ? Ce sont des questions que l'on prends soin de ne pas se poser, enfin pas directement. Combien de personnes ont une vocation et combien peuvent la vivre pleinement ? La vocation est ce sentiment profond d'être appelé à une place. Les êtres à vocation sont souvent admirables et monstrueux à la fois. Aristocrates, entiers, ils ont la suffisance de ceux qui se sont trouvés . immobiles, ils n'ont besoin de rien d'autre que de continuer, alors qu'autour d'eux nous courrons. Les autres, la grande majorité, nomadisent, s'épuisent, se mentent à eux-mêmes ou bien s'inventent une vie, une vie bigarrée, rapiécée, faite de morceaux épars, pauvres arlequins du devenir. « nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes » Guy Debord _ La plupart d'entre-nous sommes plusieurs vies à la fois, un travail, une famille,des amis, mais encore ? des passions qui nous enflamment ou nous consument, des rêves qui nous éclairent ou nous aveuglent, des engagements qui nous emprisonnent ou nous libèrent. Dans la même journée nous traversons ces frontières invisibles aux codes différents. Il faut parfois passer incognito par les barbelés de l'incompréhension, cloisonner par peur de passer pour un farfelu, un prétentieux ou un mytho. Mais ces vies fabriquées sont riches, hétéroclites et proprement humaines. Composées de tranches de vies disjointes, la beauté réside, non pas dans les matériaux eux-mêmes, mais dans le fait de les relier, cheminer de l'un à l'autre, l'un vers l'autre, passer les no man's land, franchir les traverses. Il y a une vraie jubilation à traverser les mondes et à ce titre le conte de Cendrillon mériterait une relecture. Ce qui est proprement intéressant dans la vie de Cendrillon, c'est le passage d'une vie à l'autre et non cette « fin de l'histoire » programmée directement à la case prison dans le château de la belle au bois-dormant... à midi se changer en carrosse et à minuit redevenir citrouille at vitam aeternam! Je ne fais pas ici l'éloge de la schizophrénie ni de la clandestinité. Assumer plusieurs vie en une seule c'est, en pleine conscience assumer la porosité et la fragilité des parties qui la constitue.Mais à partir du moment où je suis de plusieurs mondes, je suis du monde entier, je suis partout chez moi, et je me reconnais en tous et en tout. Au-delà des morceaux épars de l'existence il y a une unité, unité fragile mais palpable. Entrer en résonance avec le monde entier au travers et malgré les fissures d'une cloche fêlée... Ce pourrait être en une phrase, le résumé du « Loup des steppes » de Hermann Hesse, chef d'oeuvre indépassable, roman initiatique absolu.
Ile de Ré, 11 Juin 2013 devant un soleil qui se lève pour tous et pour chacun.
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Merci.