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Numéro 61 - 07 septembre 2016
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Roms, « la peau de banane européenne » : quelles visions adopter ?

Gitans, Manouches, Manush, Romanichels, Sintis, Rroms, Roms, gens du voyage, Tsiganes, Tziganes, Vlah, Kalé… autant de termes, autant de visions. Le problème majeur est que la plupart de ces termes sont des exonymes [1] ou, plus problématique, des visions stéréotypées. Par ailleurs, certains termes sont des hétéronymes [2], comme le terme Gitan, en ce sens qu’il désigne une population objective mais aussi sert de générique pour désigner l’ensemble des populations précitées.

Le terme de Rrom [3] fait exception dans cette liste (non exhaustive), il est en effet issu d’une prise de position politique de la part de l’Union R[r]omani Internationale d’une part, et a l’avantage d’être un endonyme [4] d’autre part. Il est le terme le plus approprié pour désigner ce grand groupe de personnes, hétérogène, fragmenté géographiquement, car il est l’expression de la volonté de donner une visibilité politique à une population qui n’en a pas, ou très peu, eu au cours de ces derniers siècles. Donner une visibilité à une population invisible et porter l'avenir d’une nation Rrom, deux priorités au projet de l’Union R[r]omani Internationale (URI). Cela dit, certains sous-groupes de la population rrom ne sont pas solidaires de la vision nationaliste proposée par l’URI. Pour comprendre ces enjeux, la lecture des travaux de Morgan Garo [5] est d’une grande richesse. L’appréhension d’un groupe aussi divers que celui-ci est d’une grande difficulté, les anthropologues eux-mêmes tombent souvent dans le piège stéréotypique [6] (positif ou négatif).

En effet, la vision que nous avons des Rroms aujourd’hui est particulièrement biaisée. Nous les désignons perpétuellement à l’aide de qualificatifs péjoratifs, souvent issus de l’imaginaire ou de l’imagerie populaire (voleurs, paresseux, sales…). À cela s’oppose une vision valorisante, presque romantique, tout aussi stéréotypée, d’un Romanichel ou d’un Gitan voyageur, sensible, fier, beau et flamboyant, épris de liberté (souvenez-vous de « Notre Dame de Paris »…). Comme le rappelle un excellent article du journal Libération [7], les Rroms ne sont pas une population nomade, ni dans les faits, ni par essence. Ils se déplacent le plus souvent par nécessité, là où l’établissement est possible. Il n'est pas question de nier le nomadisme de certains d'entre eux. Mais du coup, l’expression gens du voyage,  catégorie objective intégrant les quelques Rroms nomades et familles de forains, se trouve employée à tort et à travers pour ne désigner que ceux que l’on veut exclure. Par ailleurs, les Rroms ne sont pas plus amateurs de vie sur des terrains vagues, pas plus sales que certains de mes voisins. Leur solidarité familiale et clanique n’excède pas celle de la plupart des communautés ethniques en situation d’expatriation. En outre, la vision que ces populations ont d’elles-mêmes est tout autant empreinte de nos stéréotypes que de leurs propres modes de vie. Une vie marquée par le rejet, l’esclavage (jusqu’en 1856 en Roumanie, huit ans après l’abolition définitive en France), la discrimination, l’ostracisme, l’extermination, la pauvreté ou l’exploitation – par les Gadjé [8] ou des membres leur propre communauté – laisse de profondes traces dans les comportements. Un temps long sera nécessaire à l’établissement d’une légitimité politique, économique et anthropologique. Se voir, c’est se voir dans le regard de l’autre. Ainsi, la construction d’un soi gitan, rrom, manouche… passe par la reconnaissance dans notre regard et cela commencera probablement avec une véritable révolution politique de ces populations.

Qui désigne-t-on lorsqu’on nous parlons des Roms aujourd’hui ? Nous ne parlons pas des Rroms en tant qu’entité politique ou culturelle. Nous désignons qui nous voulons exclure et que les autres pays rejettent. En essentialisant [9] le nomadisme des populations rroms, nous nous donnons une raison supplémentaire de les pousser hors de nos sociétés sédentaires en leur prêtant des propriétés ad hoc. Pour peu que ces attributs correspondent à quelque lambeau de réalité et le tour est joué.

Les Rroms sont l’incarnation de l’Autre. Les Rroms sont le nouvel autre qui, quand il cesse de chanter, de danser ou de rempailler les chaises, devient l’ennemi de l’intérieur, l’intrus à abattre, à chasser. Le Rrom est aussi une figure utile au politique, nourrissant les discours les plus nauséabonds [10]. Pourtant, en tant que résidents européens, les Rroms peuvent légitimement se déplacer. De même, les Gitans résidant en France depuis longtemps n’ont pas vu leur situation véritablement s’améliorer. Déportations, parcage, encadrement policier, coercition en matière d’habitat… Les camps qui leur étaient réservés sous le régime de Vichy ne sont pas bien loin [11]. Sommes-nous cependant prêts à comprendre, en profondeur, les ressorts d’une communauté hétérogène, « minorité à territoire non compact, parce que les Rroms ne sont majoritaires sur aucun territoire géographique de la superficie d'une région et qu'ils n'ont jamais, en tant que groupe, revendiqué, ni fait référence à un territoire précis » [12] ? Sommes-nous prêts à lever le voile de nos ignorances réciproques et à reconnaître cet autre ? Sommes-nous à même de construire une image saine de ces populations et de leur permettre ainsi de construire une identité qui ne soit pas exclusivement en opposition avec notre modèle de société ? 

Emmanuel Desestré aux Urbains de Minuit

 

[1] L’exonyme, dans ce cas, signifie que les termes par lesquels sont désignées certaines populations ont été donnés par des personnes étrangères à elle.

[2] Différents sens ou prononciations pour un même nom.

[3] Garo Morgan, « La langue rromani au cœur du processus d'affirmation de la nation rrom », in Hérodote 2/2002 (N°105), p. 154-165, URL : www.cairn.info/revue-herodote-2002-2-page-154.htm.

[4] L’endonyme désigne le nom régulier de ces populations, nom qu’elles se donnent dans leur propre langue.

[5] Garo Morgan,  Les Rroms. Une nation en devenir ?, Ed. Syllepse, collection Histoire : enjeux et débats, Paris, 2009, 240 p.

[6] Olivera Martin, « Tsiganes, stéréotypes et idéal type. Une approche wébérienne de l’altérité », in Ateliers, 28 | 2004, mis en ligne le 26 novembre 2009, URL : http://ateliers.revues.org/8459 ; DOI : 10.4000/ateliers.8459

[7] Bonal Cordélia, « Non, les Roms ne sont pas nomades... et autres clichés », in Libération, URL : http://www.liberation.fr/societe/2012/08/22/non-les-roms-ne-sont-pas-nomades-et-autres-cliches_840988

[8] Seul terme homogène, celui qui désigne l’autre, extérieur à la communauté rrom.

[9] Le fait d’essentialiser consiste en la réduction d’une identité à une qualité réelle ou supposée.

[10] Liebig Étienne, De l'utilité politique des Roms : une peur populaire transformée en racisme d'État, Ed. Michalon, Paris, 2012, 157 p.

[11] Grdovic Sonia, « Le camp d'internement de tziganes de Saliers », in UDM n°54, URL : http://www.lesurbainsdeminuit.fr/coups-de-coeur-et-autres-coups/7704

[12] Garo Morgan, ibid.

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