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Numéro 61 - 07 septembre 2016
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Abécédaire des Urbains, lettre B pour Bar (1)

 

     B : Bars


                            


s'il m'en souvient

« Les Résolus » ou le jour où j'ai roulé une pelle à un ange.

 

 

T'as pas connu "Les Résolus"? Bah, t'étais trop jeune !

 

Années 80 à Nice, une époque où l'on croyait encore aux possibles. Un nom qui venait de la dernière guerre : "résolus" pour "résistants". Les Résolus illuminaient d'espoir les nuits de la ville le long de la rue Defly et nous permettaient de croire que nous vivions sous des cieux élus et bienveillants. Faut dire qu'on en avait bien besoin. Nissa était déjà devenue cette bourgade assourdissante de médiocrité. Un pot-pourri de toute la crasse humaine dans un écrin "Hermès" pour pieds-noirs vite enrichis. Très peu d'endroits fréquentables, deux ou trois, pas plus. Mais qu'on y songe : les Résolus ne proposaient pas moins de trois concerts par semaine, avec de vrais artistes, en live, en couleur, en chair et en noces perpétuelles. Et pas que de la bibine ! Outre les groupes locaux, débarquaient régulièrement des tribus sonores de Belgique, de Marseille, d'Italie, de Toulouse, de Paris, voire même de Sospel ! Tenu par l'ami Didier Palix et son pote Brian, deux utopistes compères-rockers, le lieu était sombre à souhait, puait le tabac mitigé, l'urine de houblon, et le hot-dog d'avant-hier. Avec cette merveilleuse esthétique du carrelage gris passe-muraille, de la moquette noir-araignée et du néon graisseux pour mieux piéger les mouches. Autant dire que toute la faune socialement "irrésolue" s'y retrouvait, comme chrétiens aux catacombes. Punks, batcaves, ivrognes errants, hippies stratosphériques, alcoolos mondains, illuminés de la socca, artistes à la petite ou à longue semaine et au talent plus qu'incertain, gonzesses perdues, éphèbes défoncés jusqu'au nombril, ex-adolescents pré-suicidaires et vieux beaux en quête de fraîches voluptés, toute une horde d'exclus, de Ravachol en puissance, de petits fachos en bombers n'ayant pas encore appris à lire, de gros cons universels et de vieilles salopes en Golf GTI… en somme un "digest" de l'humanité dans ce qu'elle a de plus fascinant et divertissant.

 

Tu me ressers s'te plaît, j'vais pisser.

 

Faut longer le bar, descendre quelques marches pour entrer au panthéon, la salle de concert avec la scène au fond. Sur la gauche, coincé entre le mur mitoyen et la guérite du régisseur, un maigre escalier mène aux chiottes. Un poème, ce petit paradis. J'adore m'y évader, m'y diluer, m'y perdre en me regardant pisser dans la bouche grande ouverte de cet ange débonnaire et farceur : la cuvette ! Au sommet du visage de faïence à-peu-près blanche, les deux petits trous noirs destinés à installer l'assise et le couvercle (mais à quoi bon) me fixent de leur regard extatique. Ainsi "Tu" ne serait pas au ciel…? Merci mon Dieu de recevoir ma pisse et ma douleur. Mais ne serais-tu pas plutôt le Diable ? Qu'importe qui tu es puisque tu me fascines et berces ma solitude. Promis, je vais boire encore, moult bières et whiskies, moult breuvages accompagnés de fumée douce et je reviendrai vite t'honorer, te nourrir de mon jet, Ô ma grandeur ! Dans la descente, les images reprennent place dans le vitrail de mon crâne ébréché. Le blanc visage de mon aimée, une jolie cruche aux galbes d'amphore grecque et aux abandons lascifs. Mais elle n'est pas avec moi ce soir, la jeunette dort chez ses parents. J'ai quartier libre pour m'adonner à toutes les évasions. Imaginer des poèmes que je n'écrirai jamais. Boire, boire et boire pour figer mes images de béatitude dans la rage du rock sulfurique d'Agent Orange*. Retour au bar.

 

Et puis rentrer dans mon gourbi, si je retrouve le chemin. À pied ça va, en bécane c'est plus raide, mais plus excitant. Peux pas m'empêcher d'aller titiller les cognes qui font le pet vers le centre commercial, entre République et Riquier. Mon plaisir favori, c'est de débouler pleins gaz sur le trottoir, tous feux éteints et de foncer sur la bagnole des représentants de l'ordre. Venez, mes petits, venez me chercher ! Un coup de rein, un déhanchement et comme le toréador, j'esquive, je tourne bride et me taille à tous berzingues. Mon brave XS (six-et-demi Yam) est un destrier infaillible. Course poursuite, y'a bon mon ami, y'a bon ! Ils ont beau faire, ils sont un peu courts les casqués. Une fois semés les lansquenets, je planque la bécane dans une impasse vers la place du Pin et je rentre à pied, peinard, avec l'air innocent de l'enfant qui joue aux billes sur un tas de sable. Je vois passer mes poursuivants furibards draguant la rue Bonaparte. Sourire satisfait. Encore une belle nuit de Rock'n'Roll, d'imaginaire et de révolte. Allons maintenant cuver sur les rives du Styx. Mais demain, demain dès l'ouverture, aux Résolus je reviendrai. Aux Résolus, je reviendrai.

 

  • Au fait, on a pas vu madame Simone cet après-midi ?

 

Ah, Madame Simone ! C'est une petite dame, une dame âgée, usée, désabusée. Elle vient chaque jour ou presque, à l'heure de l'apéro ou alors en début après-midi. Son truc à elle, c'est le Porto. Un, puis deux, puis trois petits verres… elle se tient bien sage et bien droite sur le tabouret contre le comptoir. Sa mince retraite, elle la sirote dans des rêves de porto. Syracuse et ses anciens amours, quand elle était jeune et belle, n'en doutons pas. Elle est toujours épatante Madame Simone. Si fragile, si discrète et diaphane qu'on dirait une petite fille. Encore un verre Madame Simone ? Va-t-elle pouvoir rentrer chez elle ? L'autre jour, elle est tombée. Le porto de trop. On l'a ramassée sur le trottoir. Depuis, elle porte un vilain pansement au mollet et ne se déplace plus qu'avec une cane. On la chahute un peu. Alors Madame Simone, pas trop de vent dans voiles ? Elle sourit, elle rit parfois. Puis-je vous offrir un verre Madame Simone ? Ne dit jamais non la petite fille, elle vous offre même son coup en retour. Douce comme un nuage, comme une lichée de rosée sur une feuille de vigne. Dites, je vous trouve pas mal du tout vous savez, vos yeux sont comme des perles de pluie dans le brouillard. Dans un autre temps, je crois bien que je vous aurais proposé la botte, hé hé ! C'est gentil, mais vous savez... je ne suis pas encore morte. Je vous offre un autre pastis ? Ah, ben, c'est pas de refus Madame Simone. Brian, tu nous ressers ? Elle reprend sa position sur le tabouret, tire un peu sur sa jupe, redresse le cou, tend le buste et lève son verre en me dardant une œillade de licorne. Le visage hirsute du dieu des chiottes me revient en mémoire. Excusez Madame Simone, j'en ai pour deux minutes. Dans le secret du confessionnal, la Grande Gueule ouverte boit avidement mes mictions et parle à mon cœur. Qu'attends-tu pour libérer cet amour, petit con ? N'es-tu capable d'aimer que des sucres d'orges et des poupées de chiffons ? Auras-tu les couilles d'embrasser la mort ?

 

  • Ouf, la tête me tourne ! Besoin d'un remontant. Vous reprenez quelque chose Madame Simone ?

 

Elle me sourit. Déjà un peu partie. Faut trouver le joint. Mais je connais le métier. Faire le pitre, j'en ai une longue expérience, depuis que je suis petit et que pour cacher ma douleur, je fais le clown. Hé les gars, parié que je roule une pelle à Madame Simone  ? - Si vous le permettez, bien-sûr Madame… Oh, le con, c'est qu'il serait capable de le faire - dixit les sept-huit poivrots qui traînent sur la banquette et s'éclipsent au petit coin tous les quarts d'heure pour rouler ou sniffer un vent d'ailleurs. Alors, Madame Simone ? Oui, jeune homme, je veux bien. Et bien, approchez-vous ma Dame, car vous êtes plus belle que le chant de l'angelus le soir de la Saint-Barthélemy. Approchez-vous, donnez-moi vos lèvres, là, comme ça, doucement, ne craignez pas la salive sur votre chemise. Fermez les yeux Madame Simone, fermez les yeux. Nos langues se croisent, nos tabourets se mélangent contre le bar. Stevie Ray Vaughan fait dégueuler sa guitare dans la sono. Les autres se taisent, piquant du nez dans les verres. L'après-midi est bientôt fini. La rue Defly s'assombrit. La guillotine de la nuit fait des arpèges de sang caillé sur le carrelage. Des heures passent, des fantômes vêtus de longs manteaux de poussière me prennent par la main, le Diable me sourit, le Bon Dieu aussi, il y a une avenue toute droite bordée de tilleuls qui flotte et s'enfonce dans mes veines. Vapeur, vapeur, la locomotive de mon âme est une machine bien dérisoire. Je n'ai jamais revu Madame Simone. Les Résolus ont disparu.

 

 

 

* Agent Orange était un des plus fameux groupes de rock niçois de l'époque. L'un des plus sauvages et talentueux qu'il m'ait été donné de fréquenter.  

 

       

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© Dom Corrieras / Maizières-lès-Metz - avril 2013
illustration : dessin de Yves Brayer pour les œuvres complètes de Rabelais (de Maurice Rat)

 

 

3 commentaires
Le 2013-05-07 17:35:55 par serge
Un texte superbe sur un bistro où j'ai exposé "portraits in Blues" et aussi failli épouser une énorme chanteuse de Blues dont je ne me souviens plus le nom.
Le 2015-11-25 21:26:33 par TS
Super !!!
Le 2015-11-17 08:27:07 par Phil
Des textes comme ça, on voudrait en lire tous les jours...! Merci encore Signor Dom.
Numéro : 61 -