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Numéro 61 - 07 septembre 2016
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Abécédaire des Urbains, lettre P pour Poésie

En ces temps cyniques sans la noblesse d’un chien comme Diogène ou d’un Cioran désabusé, le désenchantement du monde culmine et les vraies questions s’écrasent contre la paroi molle des medias de masse. Ceci par manque d’éclat marketing (« faire le buzz ») ou simplement de mots.

Posons « Poésie » pour la lettre P.

L’étymologie est surprenante, quasi philosophique et paradoxale (c’est-à-dire allant à l’encontre de la doxa, de l’opinion). Elle désigne non pas la rêverie de l’aède mais l’action sur le réel : c’est l’acte de produire, de créer.

Le terme poiêsis signifie en grec « création », du verbe poiein : « faire », « créer ».

À l’origine, la poésie est un acte.

Pourquoi la poésie ?

Parce que la poésie est la liberté par excellence, et qu’elle est un pouvoir.

À travers son message, elle dénonce ce qui horripile le poète dans l’actualité, elle est une injonction à s’arracher de cette même actualité pour faire l’expérience, réelle elle aussi, de la présence à soi et aux choses qu’on appelle « contemplation ».

Mais par sa forme aussi, la poésie s’affranchit du totalitarisme du langage qui, comme Roland Barthes l’a relevé, nous aliène (« toute langue est fasciste »).

Par la poésie, les mots sont tordus, la grammaire est rompue, le langage brisé pour laisser s’échapper des champs d’expressions des plus inattendus et des plus fertiles, des dires inclassables qui exigent la liberté du lecteur pour être saisis. Comme la promesse d’une terre d’exile pour les cœurs éclairés qui ne se résignent pas à l’écœurement et à la misanthropie.

Finissons avec un extrait des Proêmes de Francis PONGE (1948) :

Des raisons d'écrire.

I

Qu'on s'en persuade : il nous a bien fallu quelques raisons impérieuses pour devenir ou pour rester poètes. Notre premier mobile fut sans doute le dégoût de ce qu'on nous oblige à penser et à dire, de ce à quoi notre nature d'hommes nous force à prendre part.

Honteux de l'arrangement tel qu'il est des choses, honteux de tous ces grossiers camions qui passent en nous, de ces usines, manufactures, magasins, théâtres, monuments publics qui constituent bien plus que le décor de notre vie, honteux de cette agitation sordide des hommes non seulement autour de nous, nous avons observé que la Nature autrement puissante que les hommes fait dix fois moins de bruit, et que la nature dans l'homme, je veux dire la raison, n'en fait pas du tout.

Eh bien ! Ne serait-ce qu'à nous-mêmes nous voulons faire entendre la voix d'un homme. Dans le silence certes nous l'entendons, mais dans les paroles nous la cherchons : ce n'est plus rien. C'est des paroles. Même pas : paroles sont paroles.

Ô hommes ! Informes mollusques, foule qui sort dans les rues, millions de fourmis que les pieds du Temps écrasent ! Vous n'avez pour demeure que la vapeur commune de votre véritable sang : les paroles. Votre rumination vous écœure, votre respiration vous étouffe. Votre personnalité et vos expressions se mangent entre elles. Telles paroles, telles mœurs, ô société ! Tout n'est que paroles.

II

N'en déplaise aux paroles elles-mêmes, étant données les habitudes que dans tant de bouches infectes elles ont contractées, il faut un certain courage pour se décider non seulement à écrire mais même à parler. Un tas de vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes, voilà ce qu'on nous offre à remuer, à secouer, à changer de place. Dans l'espoir secret que nous nous tairons. Eh bien ! Relevons le défi.

Pourquoi, tout bien considéré, un homme de telle sorte doit-il parler ? Pourquoi les meilleurs, quoi qu'on en dise, ne sont pas ceux qui ont décidé de se taire ? Voilà ce que je veux dire.

Je ne parle qu'à ceux qui se taisent (un travail de suscitation), quitte à les juger ensuite sur leurs paroles. Mais si cela même n'avait pas été dit on aurait pu me croire solidaire d'un pareil ordre de choses.

Cela ne m'importerait guère si je ne savais par expérience que je risquerais ainsi de le devenir.

Qu'il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles et que le silence est aussi dangereux dans cet ordre de valeurs que possible.

Une seule issue : parler contre les paroles. Les entraîner avec soi dans la honte où elles nous conduisent de telle sorte qu'elles s'y défigurent. Il n'y a point d'autre raison d'écrire. Mais aussitôt conçue celle-ci est absolument déterminante et comminatoire. On ne peut plus y échapper que par une lâcheté rabaissante qu'il n'est pas de mon goût de tolérer.

 

Hoda Hili, aux Urbains de Minuit

2 commentaires
Le 2015-10-15 15:33:28 par Anaïs
En lisant cet Abécédaire, me vient en tête la lettre T... pour Talent!
Merci à Hoda Hili de nous parler Poésie à travers une magnifique démonstration de ce qu'est... LA Poiésis
Le 2016-06-02 21:12:31 par Colette
Contente d'avoir ricoché de la revue Lichen à cet article-ci. Merci Hoda.
Numéro : 57 -