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Numéro 61 - 07 septembre 2016
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RIP, W.T. Fearn (1912 - 2014)

Dans le but de faire connaître un écrivain irlandais trop peu lu, j'ai proposé aux Urbains de Minuit de publier le texte de la brève notice nécrologique de W. T. Fearn parue dans l'Irish Modern Times du 4 mars dernier, sous la plume de T. S. Donoghue, son disciple et ami. (T. J. Scheffer, introducteur)

25 février 2014 - W.T. Fearn retrouvé mort à Santorin.

Nous apprenons le décès, dans des circonstances obscures, de l'écrivain et polémiste W.T. Fearn, survenu dans la résidence troglodyte de l'île de Santorin où il vivait retiré depuis plus de quinze ans.

Figure de la diaspora irlandaise, Fearn était né dans le Dublin de Joyce à la veille de la Première Guerre Mondiale. Il évoquera la figure aimée de sa mère, repasseuse et chanteuse de cabaret, dans son recueil de jeunesse "Limerick ballads" (1928). Son père, militaire de carrière dans l'armée anglaise et membre actif de la branche dure du Sinn Féin, était réputé n'avoir été sobre qu'un seul jour de toute sa vie d'adulte, celui de la Saint-Patrick 1913, à la suite d'un pari ; après avoir participé à plusieurs campagnes de l'armée des Indes, puis à la bataille de la Somme, il disparut en Ukraine où il avait rejoint l'armée de Makhno après sa désertion. Fearn héritera de son goût prodigieux pour la boisson et la bagarre de rue, et de sa foi indéfectible en l'anarchisme combattant et en l'avenir de l'homme.

Fearn poursuivit des études sporadiques, d'abord à la Earlsford House School de Dublin, puis à la Portora Royal School d'Enniskillen et au Trinity College où il fréquenta Samuel Beckett, de six ans son aîné, avec lequel selon la légende il inventa le "Fearn Woom Boom", cocktail à base de Guinness, gin et Fernet-Branca (pour la touche d'exotisme, disaient-ils). Cette boisson revigorante fit beaucoup pour sa notoriété naissante et ses renvois répétés des institutions scolaires. Il semble toutefois que Fearn ait fini par obtenir un Bachelor of Arts, bien que la destruction des archives du Trinity College le concernant et son aversion bien connue de ce qu'il appelait la paperasse ne permettent pas de s'en assurer.

Après les "Limerick ballads" de 1928, il fit paraître successivement deux recueils de poèmes, le premier d'inspiration clairement miltonienne ("The paradise and the loss", 1930), et le second, expérimental ("Green sky, blue land", 1932), considéré par lui-même comme totalement illisible (S. Beckett y fera référence à propos du Finnegan's Wake de Joyce). Les trois recueils seront passés au pilon sur l'injonction de Fearn, au motif que "seule vaut l'oeuvre à venir" (conférence-débat, Londres, 1935). De rares exemplaires circulaient encore sous le manteau dans les années quarante ; leur réputation critique valait mieux que l'opinion que semblait en avoir Fearn, et on ne peut que regretter leur apparente disparition, même s'ils ne sont pas restés sans influence, loin de là.

A l'instar de Joyce, qu'il rencontra lors d'un séjour calamiteux à Trieste en 1929 pour de soi-disantes vacances d'été (elles se résumèrent en fait à de copieuses libations littéraires autour d'Ulysse avec le grand homme, au grand dam de Nora Joyce - qui parlait de Fearn comme du "charmant trou normand"), il s'essaya à l'enseignement privé "pour améliorer l'ordinaire, qui ne l'est pas". Cependant, son impatience légendaire ainsi que son franc-parler ne favorisèrent pas cette carrière professorale, qui demeura épisodique et pour tout dire embryonnaire, selon ses propres termes.

En 1936, fidèle à la mémoire de son père et à ses convictions politiques, il rejoignit la colonne Durruti en Catalogne. Il y fit la connaissance de Simone Weil, dont il disait qu'elle était "comme une étoile au milieu du carnage" et "qu'elle brillait légèrement dans la nuit" (on reconnaît là le barde, et sans doute l'influence de son régime alimentaire). Ses écrits de guerre, les "Bulletins du front libre", furent publiés en 1938 et 39 par une feuille anarchiste dublinoise, l'Irish Freedom Paper, et réédités en recueil en 1946 par Penguin à l'initiative de son épouse de l'époque, Ida. Les luttes fratricides de 1937 au sein du camp républicain, qui aboutirent à l'écrasement des partisans libertaires par les groupes d'intervention soviétiques du NKVD, lui laissèrent à tout jamais un profond scepticisme à l'égard de l'action politique et des perspectives révolutionnaires, sans pour autant altérer son espérance en l'avènement, un jour, "du règne de l'homme dont nous rêvons, et que nous vîmes mourir par milliers". Fearn échappa de justesse au peloton d'exécution lorsque l'arme du soldat qui le visait s'enraya par trois fois ("comme un lointain écho au reniement de Saint-Pierre", disait-il), lui valant d'être livré aux nationalistes. Libéré des gêoles franquistes en 1941, il ne parla jamais à quiconque de sa vie en cellule ni de ses tortionnaires, sinon pour déplorer que son état de santé ne lui ait pas permis de se joindre au débarquement de 1944, qu'il considérait comme "une occasion gratuite de faire enfin du yachting, tout en bottant le cul des fascistes".

C'est au cours de cette période d'incarcération en Espagne qu'il commença la rédaction de ses fameux "Mental paraphernalia", son oeuvre principale, recueil de pensées, aphorismes, et déclarations à l'emporte-pièce, qu'il poursuivra toute sa vie, et dont la forme courte lui permit, expliquait-il, de "rédiger dans la mémoire, sans crayon ni papier, comme avant l'invention de l'écriture".

Hospitalisé après la guerre dans un sanatorium proche de Göttingen, il y rencontra le physicien Max Planck avec lequel il se liera d'amitié. Planck l'initiera à la physique quantique et lui fera connaître au piano la musique pour clavier seul de Bach, dont jusqu'à la fin de sa vie il restera un amateur fervent ("la toccata de la partita n°6 est mon héroïne", avait-il coutume de déclarer - sans pour autant renoncer au bourbon).

Les années 50 et 60 virent Fearn, de nouveau remonté comme une pendule (selon sa propre expression), participer avec vigueur, de la voix et du geste, aux mouvements artistiques et sociaux de l'époque (le terme de révolution employé pour qualifier les évènements survenus dans le monde occidental à la fin des années soixante lui étant toujours apparu comme une dangereuse falsification - "si c'est ça la révolution, on n'est pas rendu !").

Ce furent les années fécondes de la création de la revue libertaire confidentielle "Mankind", dont il confiera par la suite la direction à l'auteur de ces lignes ("le dilettante ne gère pas, mon ami !"), de la continuation des Paraphernalia, et des expérimentations variées, tant littéraires (livret de l'opéra "Barcelona 36-37" de Kropotkine, roman inachevé "The deep dive", recueil "Holy mescal", etc), que musicales ("Flashes & Ashes", en collaboration avec Captain Beefheart, "Elseneur", avec Louise Bowen, sa deuxième épouse). Celles aussi des expériences vitales, dont un voyage mémorable au Mexique en compagnie d'Aldous Huxley, au cours duquel les deux personnages semblèrent avoir disparu de la surface de la terre pendant six mois, et dont Fearn revint avec des paillettes d'or dans les yeux, selon Ava Gardner qui le connaissait bien, et pour cause.

De la fin des années soixante et du flower power, Fearn, dont le goût pour la compagnie féminine ne s'est jamais démenti, dira avec enthousiasme dans son esquisse autobiographique ("I was there", MacMillan 2008) : "ces quelques années, entre pilule et sida, donnaient un aperçu de la sexualité, luxuriante et innocente, du paradis ; mais, bon sang, fallait monter au créneau : toutes pour un, un pour toutes !".

Après la déclaration du Club de Rome de 1972, à l'élaboration de laquelle il participa à la demande d'Alexander King, cousin de sa maîtresse du moment (sa contribution se limitant d'après certains à des séjours répétés et à l'oeil dans la Ville Eternelle, qu'il adorait) et constatant avec regret son peu d'effet, Fearn laissa peu à peu son penchant pour la vie érémitique et l'étude du Lie-Tseu prendre le dessus. Sans pour autant renoncer au "devoir d'optimisme" cher à Karl Popper, il laissait souvent percevoir ces dernières années un profond accablement, mêlé d'une fureur toujours vive, devant la criminelle incantation à la croissance, terme trompeur selon lui car "ne recouvrant qu'agitation et gaspillage", et miroir aux alouettes politique. Le spectacle des rivières de son enfance devenues impropres à la baignade en moins de cinquante ans, et des plages de son île natale jonchées de détritus plastiques, entre autres innombrables manifestations de notre incurie ("nous vivons collectivement comme des cochons aveugles et sourds"), l'attristait jusqu'aux larmes, j'en suis le témoin, et ternissait parfois jusqu'à son rire pourtant prompt à jaillir.

Ce n'est pas le lieu d'évoquer la vie privée de Fearn, dont il était farouchement jaloux ("l'individu n'est rien, un grain de sable [...], seule compte l'oeuvre ; et celle-ci est collective, quelle qu'elle soit").

Cependant, pour l'anecdote, et pour rendre hommage à l'esprit fort que j'ai connu et aimé, je rappellerai, parmi ses nombreux faits d'armes, la traversée de la passerelle de Daly à Cork en plein de mois de février 1987, à pas lent et au son d'une cornemuse jouant à tue-tête "The wind that shakes the barley" (chanson que lui chantait sa mère 70 ans plus tôt), vêtu d'un seul étui pénien bambara et brandissant en cadence une canne de pom-pom girl, ceci pour signifier publiquement son refus de toute distinction littéraire (il venait d'être proposé pour le Golden Clover). Seul son grand âge lui évita la cellule de dégrisement, qu'il réclamait à cor et à cri.

Un dernier mot, pour dissiper un malentendu fréquent concernant Fearn et la fermeté de ses convictions. En tant que polémiste, et notamment lors de joutes verbales, Fearn avait pour habitude de prendre systématiquement le contre-pied de son interlocuteur ; il s'en expliquait en soulignant, à l'instar d'Héraclite et du Président Mao-Tsé-Toung, le caractère fécond de la contradiction. Il est cependant frappant de constater qu'au final il aura été durant toute sa longue existence fidèle aux fiers idéaux de sa jeunesse ("fidèle comme un labrador", disait-il, parlant en réalité avec aplomb de son attitude dans la relation amoureuse, ce qui, le connaissant, laisse perplexe pour dire le moins).

W.T. Fearn, l'imprécateur, le prêcheur, le poète amoureux, nous a quittés.

La présence sur les lieux de sa mort d'un porte-jarretelles, d'une pipe à opium, et d'un exemplaire annoté de Macbeth nous permet de penser qu'il était resté lui-même jusqu'à ses derniers instants. Il nous manque.

Anarchie vaincra, mon vieil ami, anarchie vaincra !

(c) T. S. Donoghue, 2014, Trad. T. J. Scheffer

Nb : Selon Armand Robin, poète trop tôt disparu et ami de Fearn, l'anarchiste est : "celui qui est purifié volontairement, par une révolution intérieure, de toute pensée et de tout comportement pouvant d'une façon quelconque impliquer domination sur d'autres consciences". Ainsi était Fearn, le non-maître.

5 commentaires
Le 2014-03-22 19:52:09 par gilbert d'alto
Excellent, mon ami. Merci pour cette découverte d'un homme dont je crois partager certains des engouements.
Le 2014-03-25 21:50:25 par Karla et Alain Termittent
Merci Thierry ! Découverte insolite d'une personnage inconnu et libre avant tout, la classe !
Le 2014-03-28 12:38:08 par TS
Merci à vous, vous êtes trop bons (dit-il, faussement modeste).
Le 0000-00-00 00:00:00 par Polydele
Merci pour m'avoir fait découvrir cet étrange personnage, presque introuvable sur la toile me rappelant par certains côtés Antonin Artaud et qui fut rappelé par les atlantes son probable peuple d'origine à santorin...
Le 0000-00-00 00:00:00 par TS
comme je le suis, aujourd'hui, par les étoiles à la montagne ;-)
Numéro : 31 -