
Il est des poètes qui finissent par se taire. Et se terrent. Dans la cité bleue, la ville maquerelle aux atours siliconés, je connais un de ces anciens guerriers, reclus du verbe, et qui hibernent à la lueur des lucioles.
J'ai croisé, il y a longtemps déjà, l'ombre scintillante du vif oiseau protéiforme qui semait les bris de son rire par-dessus la mer, par-dessus les monts et les collines et jusqu'aux refletss roses de désir des tuiles de Sainte Réparate. Ange bien étrange, me direz-vous, que ce coco-là. Certes, sa parole ressemble au vol tournoyant du milan dans le vide inquiet qu'exhalent, certains matins de printemps, les ruines de Rocca sparviera. Là-bas, ou plutôt là-haut, on fit jadis à une reine, bouffer ses propres enfants. C'est une légende.
À Nice aujourd'hui, c'est différent, on les étouffe. C'est une réalité. Ainsi tous ces artistes mal décrottés, bruyants et insolents, qu'on ne peut, même de force, prostituer aux étals du tourisme et du mercantilisme rutilants. Pas "bankable" !
Quel bénéfice pourrait-on tirer de l'œuvre de Joan-Luc Sauvaigo... ce poète occitan de la "post-freak-néo-contre-culture" et autres avatars de la Grande Utopie Radieuse ? Rien.
Qu'il se taise donc et qu'on en parle plus, de cet indien des baous qui s'entête encore à écrire avec le sang de sa chair, à écrire et à chanter dans la langue de ses ancêtres Barbets :
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Romieu
chausissi l'impossibla embriaguesa
de la tèrra
l'explosion de la frucha
escorrenta sus li muralhas blanqui
la revòuta d'aquelu
que sonren sensa ela ò tan gaire
es mieua
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Nomade
je choisis l'impossible ivresse
de la terre
l'explosion du fruit
ruisselant sur les murs blancs
la révolte de ceux-là
qui ne sont rien sans elle ou si peu
est mienne
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C'est donc bien de cela qu'il s'agit. De ce choix, irrémédiable. Cette terrible exigence qui différencie les artistes de premier plan (à mon sens), de ceux qui se complaisent. Vous ne trouverez donc pas chez lui, de ces anchoïades roucoulées et sanglots longs "avé" l'accent du folklore patoisant. Pas plus que de ces danses de Saint-Guy du langage, au prétexte que cela ferait "contemporain". Non, rien que du vrai, du pur chez Sauvaigo, du "charaç double-zéro" qui embaume les bronches et vous transforme la vision du monde en vitraux apocalyptiques. Écoutons le poète — en français pour simplifier (mais au fait, reste-il encore quelqu'un par ici, parlant le "francitan" ?).
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Ici, nous sommes les derniers
Mais dans le monde nous sommes des millions de... vagabonds
sans billets...
Trafiquants d'images
Des durs
Ceux-là ne veulent pas émarger à vos tablettes étriquées
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Il est comme ça, le "Palhaso universal", le porte-voix des âmes errantes des troubadours sur les aires douloureuses de l'histoire. Celles d'un verger originel et probablement fantasmé, mais meurtri à jamais, battu, humilié par l'action civilisatrice "au napalm" des maquignons et des doctes, chafouins triomphants.
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La sentence des damnés ne sera plus leur auto-destruction, le suicide maquillé des petits peuples, mais grâce à un doigté plus sûr, la sentence sera la mort du système, c'est tout.
Les damnés ont cessé de résister !
Ils n'attendent plus que leurs proches, ceux moins aptes à bouger, soient à nouveau volés, massacrés, abusés. Ils n'attendront pas pour tuer.
Ils vont tuer !
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Mais dans l'attente de l'hallali, vers quels seins, dans quels bras se réfugier ? La littérature ?
/ ... Les livres que tu liras auront-ils ce goût vertueux de sardine ?.... /
Vers quels soleils réactiver ses premiers émois ?
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Ma mère, ma source catéchiste, Madone, suffisait les jours pressés de ses mains croisées sur son ventre rond. Mon père avait entre ses doigts cette douceur nourricière, en pliant le journal sanguinolent (cet âge-naufragé éclaboussait nos soumissions), un de ces silences inattendus, au brisage du pain.
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Et que devient la tribu des homme aux sources de la montagnes, dans la sudation lente des pierres
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Le peuple des chèvres sait chaque sente libératrice où l'homme gothique se heurte au partage des bruyères, souffre du cri du chardonneret.
Il sait le mystère acharné et vierge de l'arbrisseau et du torrent.
Le peuple des chèvres est le peuple des griffes accrochées, obstinées aux parcelles éclatées des anciennes paroles.
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Ah ! comme j'aime ce chant de caresses et de gifles — il me semble entendre la haute voix ressuscitée de Marcabru — une écriture si pleine d'humanité, si affûtée de connaissances et si impatiente à vouloir danser au-delà des ombres des cavernes.
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Pourquoi
dites-moi vous autres qui connaissez le vertige
pourquoi des crucifix martèlent-ils à la longue
ma raison
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Ainsi parle en toute clarté, l'aigle du Babazouk aux accents de désespoir, qui me font songer aux illustres anciens tels Peire Vidal, Arnaud de Mareuil, etc. Mais aussi aux vers d'Attila Jozsef, ses plus simples, ses plus poignants.
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C'est un roi et un martyr et nous venons après lui
Perdus dans ce marais brumeux.
Parce qu'il est esprit et nous sommes avec lui
Parce que c'est comme si nous buvions à l'inévitable
Au jardin purifié du Destin
Il est temps de vider la coupe
À la barbe brûlante de l'Enfer !
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Tout cela sonne (pour qui veut l'entendre) à la manière des verticales et lumineuses colères d'Heinrich Heine, et comme prises au filet dans une sorte de lévitation enfumée à la Jack Kerouac avec — comme pour mieux faire grincer les rustiques charnières du dérisoire, — l'humour, la malice cocasse et déboussolée d'un Richard Brautigan.
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Il fut un temps, j'habitais dans une maison écroulée d'une ville oubliée. Il y avait un chat dans cette maison qu'on appelait Pipo Franco et qui rebondissait en tous sens comme une balle de caoutchouc. Il y avait aussi un oiseau qui n'avait pas de nom et qui sifflait juste les premières mesures de la Coupo Santo. Tous les après-midis, ma copine Caroline venait me voir, elle faisait le thé et bourrait la pipe. Tous les après-midis, nous buvions, nous fusions, nous fumions et nous faisions l'amour en écoutant les chansons de Charles Trenet.
Et puis un jour l'oiseau a assassiné le chat et se l'est bouffé. Caroline, je l'ai vendue à Tanger et moi, je me suis inscrit à l'A.N.P.E.
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Reclus, disions-nous en introduction. Hé bien oui. Le vieux beatnik niçart a depuis belle lurette tourné les talons face au brouhaha des aréopages de l'intelligentsia agrée par les édiles de tous bords. Mais il continue d'écrire et de chanter, se produisant ici ou là (rarement) avec sa mythique troupe de l'Ontario. Il peint aussi et, croyez-moi, c'est un fameux aquarelliste. Il rêve chaque nuit d'Anita Garibaldi et d'une douce image païenne perdue au fond d'une blague à tabac.
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Dix ans ont passé et l'on distribue encore le quotidien dans les cités cosmiques et court-circuitées, mais dans la rue, la vie, la vie... c'est tout gris. Le monde devient sale, il y manque la couleur.
Une fois de plus, la seule issue lumineuse c'est encore le délire.
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Allez, bonnes gens d'ici et d'autres contées, jeunes gandins urbains et vieilles filles rouillées par l'érosion de l'amour, faîtes-moi plaisir et faîtes-vous du bien. Achetez et lisez ce "Compendium dérisoire du désir ". Ce n'est pas toute l'œuvre de Joan-Luc Sauvaigo (loin s'en faut), mais je dirais que c'est l'essentiel et c'est bien comme cela qu'il l'a voulu (Compendium : condensé, résumé). Est-ce que ça vous guérira de vos aphtes, lumbagos et rhumes des foins? À vous de voir, mais ce dont je suis certain, c'est que vous n'oublierez pas de sitôt ce livre et ce poète majeur de la galaxie occitane, qui est tout autant pour moi, un de nos plus fins et plus authentiques poètes d'aujourd'hui. Je n'ose pas dire des plus "francs".
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Cette nuit, j'ai rêvé de Nice. Nous étions en l'an de grâce 3013. Je marchais dans un parc, tandis que des aéronefs en forme de chauves-souris vaporeuses sillonnaient le ciel emprisonné sous une coupole argentée, façon Ray Bradburry. Soudain une ombre m'arrêta. C'était celle d'un arbre, jeune et encore frêle, tout bardé et chamarré de mille feuilles papillonnantes qui cliquetaient sous la lumière. C'était, bien entendu, l'œuvre d'un artiste, car les arbres en ce temps-là — vous-en souvenez-vous — n'existaient plus. Au pied de l'arbre, une plaque que je lus avec attention :
Arbre "Joan-Luc Sauvaigo"
Poète
La mégalopole de Nice reconnaissante.
Féroces fantômes, vertiges... un chant lointain alors s'éleva portant ces quelques mots que je finis par percevoir (allez savoir pourquoi) :
Va pensiero...
Dom Corrieras
http://http://www.lepetitnicois.fr/IMG/contenus/jpg/Joan-Luc-Sauvaigo.jpg
où est-ce qu'on peut trouver le bouquin ?