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Numéro 61 - 07 septembre 2016
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Abécédaire des Urbains, lettre B pour Bars (2)

 

Nice  (s'il m'en souvient)

 

TRANSFORMER !

Rue Guisol, chez Michel Warzee

Ouverture en soul mineur

(andante, allegro ma non troppo, furioso, amoroso)

 

          Donc cet après-midi là, rien à faire. Juste déambuler pour prendre l'air. Évacuer, respirer. Lili-Douce-Amère est passée en coup de vent dans notre tanière, arborant son tout nouveau manteau de fourrure. Une robe jaune moulante qui frétille en dessous. Inutile d'enlever tout ça. Debout dans la chambre, "backstage", la fourrure a gracieusement lui et relui sur notre va-et-vient. Puis s'en est allée, magnanime la comtesse, et moi vaguement soulagé (car "on", c'est mézigue… z'aviez deviné).

 

         Triste elle est cette rue Guisol, triste, et pourtant pas autant que moi, mais ça c'est une autre histoire. Allons, pérégrinons ! En bas, à l'angle de Bonaparte, y'a la laverie et l'épicerie tenue par l'adipeuse mère Ténardier avec ses deux pintades de filles, grasses, sales, stupides, et en permanente ébullition glandulaire. Bof, je m'y arrêterai plus tard pour acheter une salade mexicaine en boîte. Pas besoin de faire chauffer. On bouffera direct dans la ferraille. Pas de vaisselle à faire non plus. Plus bas, un lieu amusant, c'est le magasin de serrures et coffres-forts. J'admire, j'admire. y'a pas, c'est beau le génie humain ! Mais au bout de la rue s'ouvre le port et la promesse de "plus hautes joies", juste après Cassini et le tabac d'utilité publique. Tiens donc, y aurait-il du changement aujourd'hui ? J'aperçois un vague amoncellement de trucs et de bricoles indéfinissables sur le trottoir. C'est coloré, ça bouge, ça flotte devant l'entrée d'un vaste hangar. Le rideau est à moitié baissé, mais il doit bien y avoir du monde à l'intérieur. Plus fort que moi, faut que j'entre. Pénombre bienveillante. Un long comptoir, noir comme je les aime. De la musique en sourdine ou plutôt une fuite incontrôlée de sons vaguement amalgamés selon une science de l'harmonie encore peu usitée sous nos latitudes. Et puis voici que sort de derrière une pile de chaises et de bidons exotiques, un jeune type qui a visiblement (et malencontreusement) passé sa tête dans la cuvette des chiottes au moment fatidique de tirer la chasse. Le cheveu — car la masse capillaire ne fait qu'un unique bloc d'une matière semi-rigide et luisante — est en effet dressé tel des aiguilles alpines vers des sommets totalement incongrus. Je cherche du regard la ligne électrique aérienne à laquelle cet humanoïde serait censé puiser son énergie pour se diriger, à la manière d'un tramway ou d'un TGV, que sais-je ? Mais non, rien de tout cela. L'énergumène semble être totalement autonome, quoiqu'en proie à de multiples et paradoxales activités, toutes aussi urgentes semble-t-il, les unes que les autres. Il me salue néanmoins, prenant une pause de quarante secondes, le temps d'allumer un petit cigare, de coller une affiche, de passer un coup d'aspirateur et d'allumer le gaz sous une sorte de bouilloire translucide où gigotent de prétendues saucisses dont l'origine herbeuse ne fait pas le moindre doute.

 

         Moi, embarassé : Salut… je passais, j'ai vu que c'était ouvert. Un nouveau bar ?

Lui, tout en attaquant la peinture du mur du fond à l'aide d'un long rouleau trempé dans un mélange acrylique à la coloration aléatoire : Pas mal ce rose non ? Ouais attends c'est pas encore ouvert mais puisque tu es mon premier client qu'est-ce que t'en penses les deux petites tables rondes je les aligne là ou alors ici en diagonale ? Non rien à voir c'est pas un bar au fait moi c'est Michel et toi ? Tiens je t'offre un petit livre de poèmes que j'ai écrits à Berlin peut-être ailleurs enfin tu verras c'est des trucs d'adolescent… ah parce que toi aussi c'est génial génial ! Ici tu vois c'est un lieu d'expression tu comprends… petits coussins café tisanes falafels et carambole c'est le billard tibétain je t'apprendrai. Et puis rien à voir avec tous ces cons on fera de la musique ici de l'art avec des artistes tu connais pas Ulrich ZingblaterBlödsinn génial ! Ok c'est de la barbouille contemporaine mais c'est amusant tout ce dégueulis d'arc-en-ciel sur le capot cabossé de la Cox on se demande ce qu'il a bien pu faire dessus ah-ah génial ! Bah c'est pour les filles tu piges y'a que ça qui les attire bon alors cher client qu'est-ce que je te sers ?

 

         ‑ Ben, t'as pas de whisky ? Non, remarque, je n'osais pas te le dire, mais je ne bois plus depuis hier. Une tisane ça me suffira ! Et alors officiellement, tu l'ouvres quand ton "lieu d'expression" ?

 

         Bien incapable de me souvenir maintenant. De longues nuits se sont abattues sur le quartier du port et sous mes paupières. Il y eut le vent et la pluie. Et même un ou deux tremblements de terre, c'est vous dire. Mes bottes m'ont traîné ailleurs, derrière les paravents de l'oubli. Je n'ai plus que des flashes, quelques hurlements de musiciens saxons crachant leur désespoir dans des porte-voix en s'accompagnant à la disqueuse et au marteau-piqueur. Mais rayonne toujours dans mon cœur une enseigne lumineuse portant le mot "Transformer", accompagné d'une silhouette noire de danseur narquois et mortifère. Et puis une valse incessante de fraîches femelles portant des rats sur les épaules, d'autres des charmes de madones sous des tee-shirts en sucre d'orge, d'autres encore qui vous serraient l'index de leur petite fente humide, tandis que d'autres… mais ça c'est une autre histoire. Il y eut des nuits plus longues encore. Une immense mer d'encre, de miel, de goudron et de javel où l'on se noya pendant plus d'un siècle, à la poursuite éperdue de sirènes toujours fuyantes dont les plaintes douçâtres des premiers émois contenaient en germe les râles émétiques d'Erichto, mais ça, c'est encore une autre histoire.

 

         Me reviennent tout de même des fragments d'images d'ouragans nocturnes. Une vieille matrone de Mercedes des années 70 toujours d'attaque pour une virée dans un bordel corse ou une boîte sordide sur les Hauts de Cagnes… des visages illuminés, des p'tits gars gentils et rêveurs, des étudiant-dian-diantes, des filles qu'on aurait dit des anges, de la fumée partout et tout le temps, des rires, des délires impromptus, des "performances" artistiques dénuées de tout contrôle anti-dopage et le bonheur chaque jour, chaque nuit, de retrouver Michel, devenu depuis mon copain inaltérable.

 

         Dans le kaléidoscope poussiéreux du temps, on a beau chercher, trifouiller, on ne retrouve plus parmi tous ces bonbons colorés, que l'image de cette belle enseigne "Transformer" dansante dans la rue Guisol, qui s'enroulait toujours sur elle-même en glissant vers le port, à la manière d'un nu tout blanc de Modigliani, estompé par les brumes d'un soir d'hiver. Une jeune fille était là, debout sur le trottoir, éclairant la rue de son hallucinant regard immobile, un vitrail gothique naviguant dans le cosmos. C'était la petite marchande d'allumette ! L'homme s'approchait, lui parlait et, la prenant par la main, l'entraînait chez lui, au coin de la rue. Au petit matin, on le revit encore qui déambulait sans but, hébété, misérable pénitent traînant son spleen sur les pavés comme une chaîne de fer qui tintait et grinçait dans le rire des mouettes. Les premiers tramways sillonnaient déjà Nice-la-Nouvelle, Nice-la-Cruelle. Vingt ans étaient passés. Peut-être plus. On ne s'en était pas rendu compte.


PS : Le Transformer était tenu par Michel Warzee, rue François Guisol. Mes informateurs m'avisent que l'olibrius en question aurait récemment récidivé au 7 de la rue Smolett, toujours à Nice. La canaille, c'est comme le chiendent. 

 

 

 

 

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© Dom Corrieras / Maizières-lès-Metz - mai 2013
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1 commentaires
Le 2013-05-26 05:07:00 par Patrice
Il nous arrive d'y faire l'after-Manu les mercredis des soirs de Slam ou de théâtre; vraiment l'endroit est super mais mieux est l'envers de ce 7 de la rue Smolett...! Et que Michel soit ton pote ne me surprend pas, je le découvre! On dirait un Humain, un vrai !
Numéro : 14 -