
A force d'utiliser des mots valises, s'en emparer à tort et à travers, sans vergogne et sans ménagement, la pensée ne voyage plus beaucoup. S'il n'est plus besoin d'en expliquer certains, d'autres en revanche, sont là pour être discutés, disputés. Non pas pour leur donner un sens ferme et définitif, mais pour faire vivre la langue, la pensée, la culture. Si le diable réside dans les détails, c'est le cul bien au chaud que nous français, avons la réputation de nous disputer pour nous entendre sur les mots... c'est comme cela, et sans doute ce que nous faisons de mieux. l'enjeu n'est pas d'avoir raison, mais de freiner le lent glissement rhétorique d'un langage qui ne veut plus rien dire et laisse la porte ouverte à tous les malentendus.
A propos du narcissisme par exemple, si l'on se contente de dire que c'est un amour inconsidéré de notre propre image, même si c'est juste, cela fait un peu court; du coup " narcissisme " devient un mot fourre-tout qui ne veut plus rien dire.
Que dit le mythe ?
La version la plus riche nous provient des "métamorphoses" d'Ovide, et l'on verra plus tard que cela a son importance. Enfanté à la suite d'un viol, le beau Narcisse, insensible à l'amour, devient chasseur. C'est en s'abreuvant à une source, que voyant son reflet dans l'eau, il tombe éperduement amoureux de son image à tel point que, ne pouvant atteindre le reflet qui toujours se dissipe, Narcisse dépérit sur place et meurt. A l'endroit où gisait son corps, on s'aperçoit que des fleurs on poussé; des narcisses.
Narcisse est donc cet homme insensible, né par la violence et vivant dans la violence de la chasse, qui rencontre pour la première fois la beauté à travers son reflet. Une beauté fatale donc puisqu'il meurt de ne pouvoir atteindre cette image de l'absolu. L'on ne nous dit pas si il sait que c'est sa propre image dont il tombe amoureux, mais ce qui est sûr c'est qu'il n'est pas amoureux de lui-même, mais du reflet de son apparence, le reflet d'un reflet donc, et qui symbolise tout ce qui n'est pas nous. Qui suis-je au fond de moi, sinon cette complexité, cet idéal qui se cache sous mon apparence et qui n'est pas elle. Au fond Narcisse lâche son image au gré de l'eau, une image toujours fugitive, ils se (res)source, se purifie dans cette eau, pour se retrouver lui-même.
Est-il vraiment mort ? peut-être, mais renaissent à sa place des fleurs. Il meurt de l'eau et renait dans la terre sous forme de fleur. Narcisse meurt transfiguré, transmuté en autre chose. Il meurt au monde symboliquement pour renaitre, et cela ressemble étrangement à certains rites initiatiques de l'antiquité grecque où l'on présentait l'impétrant devant sa propre image. cela me fait penser aussi à ce mythe sans âge véhiculé par le docte Hugo Pratt (qui a habité Nice et y a fait de grandes choses...) et surtout par son double Corto Maltese. La légende dit que chacun de nous possède son double sur terre et que si par malheur on le croise un jour, il est pour nous l'heure de mourir. Ce qu'il oublie de dire, c'est que c'est une mort symbolique, signe de renaissance.
Voilà donc cet homme insensible qui meurt au monde pour renaitre, se réinventer à travers la beauté. Il me revient aussi une discussion avec une connaissance, que je n'ose encore appeler amie, et qui m'a dit qu'elle avait décidé un jour de mener sa vie pour et par la beauté. Belle et touchante déclaration...et c'est tout le mal que je lui souhaite.
Le narcissisme au fond, ce trop plein d'amour, n'est au fond utile, intéressant que s'il sort de lui-même, migre, voyage, se transmute, se déterritorialise comme aurait dit Gilles Deleuze. Il n'est que la matière première d'un devenir, d'une remise en cause tournée vers à la création.
Si le narcissisme tourne en rond et sur lui-même, si en fin de compte, il confond son être propre avec simplement sa propre image, le Narcissisme devient Nombrilisme.
Le nombriliste, ne se pose pas de question, il ne se remet pas en cause. Souvent très prolifique, il a toujours une idée derrière la tête, l'auto-célébration. Qu'une personne ait le malheur de troubler ses desseins, de gâcher sa curée égotique, alors les furies s'abattent, les insultes pleuvent ; on a cassé son jouet. Souvent immature, de cet ombilic chéri qui le liait à sa mère et donc au centre de son monde, le nombriliste a toujours raison. De même que le pédophile choisit son travail en fonction de la proximité sa proie, le nombriliste ( et la comparaison s'arrête là bien évidement !) choisit un métier qui sera à même de satisfaire ses penchants égocentriques et excessifs. c'est pour cela qu'on les retrouve souvent dans le milieu de l'art au sens large, de la production artistique, là où la subjectivité est de mise plus qu'ailleurs et la notion de la hiérarchie un peu plus floue, pour être caressés dans le sens du poil. Milieu artistique dis-je, mais ceux-ci sont rarement artistes au sens strict, car l'on peut penser que l'artiste, le vrai, a pour vocation de "mettre sa peau sur la table" comme disait Céline, douter, tomber, se relever et se redresser enfin. A moins d'être un tricheur, l'artiste se remet fatalement en question.
Bien sûr, si il n'y avait des nombrilistes, des pervers-narcissiques, des ego-centriques que dans le milieu de l'art, la vie professionnelle serait un long fleuve tranquille. Mais hélas, ceux-ci sont légion dans l'administration et font des dégâts considérables, sans parler de la politique qui semble être le terrain de jeu favori des flambées narcissiques. Rappelons-nous du maire de Neuilly qui en 93 lors d'une prise d'otage dans une école avait personnellement pris en main la direction des opérations contre l'avis des négociateurs professionnels, au mépris de tous les protocoles et des 21 enfants retenus en otage par un dénommé "Human Bomb", et traité directement avec lui pour la libération de ceux-ci. Au bout du compte, après 46 heures de tension, le preneur d'otage épuisé a été abattu devant 6 enfants, et le maire de Neuilly, Nicolas Sarkozy et devenu notre président quelques années plus tard. Il y avait ce jour-là, non pas une, mais deux bombes humaines.
Les nombrilistes sont très actifs car ils ne doutent pas, n'ont aucune distance critique. Et même si les raisons ultimes ne sont pas toujours les bonnes, ils font parfois de grandes choses. Le plus bel exemple est sans doute Picasso. Ayant certainement des penchants pervers-narcissique, Picasso exerçait une irresistible fascination auprès des femmes, il les prenait, les jetait selon son bon vouloir, leur faisait des enfants dont il ne s'occupait pas ou peu, tout tourné qu'il était vers son art...et son incomparable sens des affaires. Artiste immensément riche de son vivant, notre peintre ne crût pas bon se donner la peine de faire un testament. S'en suivit une éternité de querelles entre ses héritiers, légitimes ou non, et une lignée de suicidés, de fous et de pantins écrasés par l'ombre du patriarche. Mais, que cela soit juste ou pas, lorsqu'on se retrouve devant l'un de ses chefs d'oeuvre, rien ne compte plus, et le salaud qu'il fût disparait derrière le génie du peintre comme par enchantement.
Or ce que l'on pardonne à Picasso, la pilule est bien plus difficile à avaler face à tous ces théâtreux, écrivailleurs, barbouilleurs et autres croque-notes de peu de talent mais aux ego surdimensionnés, car voyez-vous tout est question de proportion... quand l'ego est inversement proportionnel au talent, le compte n'y est plus, voilà tout.
D'où vient ce narcissisme replié sur lui-même ou nombrilisme ? Sans être un spécialiste de la spécialité, que l'on soit porté aux nues par nos parents à tel point que nous n'éprouvions plus le besoin de nous remettre en question, ou bien au contraire que l'on souffre d'un déficit d'amour, d'attention, de considération, l'on se construit soit dans le sens du courant, soit à contre-courant et l'on devient d'insupportables amis, collègues, compagnons. Les blessures narcissiques de l'enfance ont parfois des conséquences bien plus grâves et destructrices, mais comme vous avez pu le constater le versant psychanalytique n'est pas ma préoccupation, ni ma tasse de thé.
Loin de moi l'intention de faire le procès de qui que ce soit, de mettre les bons d'un côté et les mauvais de l'autre. Nous sommes tous pétris de complexité et tous à notre manière résiliants, narcissiques assumés ou non, cachés parfois derrière les ressorts de la co-dépendance, et si je devais mettre quelqu'un sur le banc des accusés, je devrais commençer par moi-même, mais il y a cependant des limites à ce que peuvent nous faire subir les nombrilistes de tous poils, les egocentriques et autres pervers-narcissiques, des limites à ne pas accepter car ce serait les encourager encore et encore.
N'oublions pas que Narcisse doit se transfigurer dans la beauté d'une fleur, un Narcisse qui meurt et renait, comme à son tour sa fleur qui meurt pour renaitre elle aussi chaque année pour se rendre belle à nos yeux.
Frédéric Louis ou simplement son reflet pour la Saint narcisse et les Urbains de Minuit.
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