« Il apparut, beau, élégant, correct comme le génie » (Charles Baudelaire ‘’Vie et œuvre d’Edgar Allan Poe’’).
Lorsqu’en juillet 1970, Miles Davis monte sur la scène du Fillmore East de New York, salle légendaire où se produisirent les plus grands groupes de rock de l’époque (Cream, les Doors, Led Zeppelin), l’Amérique est en flammes, et incroyablement divisée : l’escalade se poursuit au Vietnam, les émeutes raciales ont embrasé les ghettos noirs, le festival de Woodstock a symbolisé la montée de la jeunesse pacifiste et anti-conservatrice. Jimi Hendrix en fut le roi incontesté, Sly Stone les a emmené ‘’higher’’. Et c’est à tout cela que pense Miles lorsqu’il entre sur la scène de ce temple du rock - car, comme il le déclarait alors à un journaliste qui l’accusait implicitement de s’être électrisé pour se commercialiser : « Avec ce qui se passe actuellement, continuer à jouer du be-bop en costume-cravate dans des clubs me paraitrait ridicule ».
Veut-il toucher ce jeune public noir qui l’ignore ou lui préfère James Brown ou Sly, ou le public majoritairement blanc du rock qui a néanmoins érigé Hendrix en demi-dieu ?
Nul ne le sait. Pourtant il va déclencher la foudre avec un line-up de folie, principalement issu de son récent album « Bitches Brew » seul album de jazz (mais en est-ce encore ?) à avoir été vendu à 500.000 exemplaires le mois de sa sortie !
Les hommes de Miles sont Steve Grossmann (19 ans !) soprano sax, Chick Corea (piano électrique) ,Keith Jarrett (orgue), Dave Holland, basse électrique, Jack de Johnette, batterie, et le brésilien Airto Moreira , percussions. Un all-stars !
Et c’est parti : free (Grossmann, bien que blanc, a entendu le cri des ghettos), funk psychédélique, rock déchiré, africanismes (percus) , tout est passé à la moulinette, au brouet justement ( « brew » en anglais ) milesien, dont le son unique de trompette règne au dessus de la mêlée. Et le public n’en revient pas et lui fait ces quatre soirs là un triomphe, comme il le fera le mois suivant au Festival de l’île de Wight où Miles Davis, 44 ans, jouera devant 600.000 personnes qui auraient pu être ses enfants. Mais venons-en à ces quatre CDs qui viennent de sortir, complétant le double vinyle sorti à l’époque chez CBS. Eh bien, ils contiennent l’une des rares musiques réellement inouïes au vrai sens du terme. Personne n’avait jamais entendu un tel maelström de sons, une telle créativité, une telle débauche d’énergie. Plus sauvage que des hard rockers, plus free que des " black panthers ", plus techniquement surdoué que la plupart des groupes pop, mais plus « hip » que les jazzmen de sa génération, Miles, sur ces quatre disques, montre encore une fois qu’il était bien comme on le surnommait alors " The prince of darkness’" .
Noir c’est noir ! Et c’est beau...
Gilbert D’Alto, aux niçois qui mal y pensent.
http://www.legacyrecordings.fr/miles-at-the-fillmore-miles-davis-1970-bootleg-series-vol-3/
