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Numéro 61 - 07 septembre 2016
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Georges Didi-Huberman, Sentir le grisou

Georges Didi-Huberman commence comme ça : " Sentir le grisou, comme c'est difficile. Le grisou est un gaz inodore et incolore. Comment, alors, le sentir ou le voir malgré tout ? Autrement dit, comment voir venir la catastrophe ?".

La catastrophe c'est la rupture, la "fêlure silencieuse", la fracture dans la continuité du temps. Ce que l'on ne pouvait, ne voulait pas envisager. "Voir venir", mais comment ? L'auteur fait un travail de recherche sur les "coups de grisou" et s'étonne que ces "catastrophes" soient classées uniquement comme des accidents du travail - comme si l'impossible ou l'imprévisible étaient aussi inacceptables. C'est alors qu'il interroge sa propre mémoire, un coup de grisou meurtrier à deux pas de chez lui alors qu'il était adolescent près de Saint-Etienne : aucun souvenir, aucun signe, aucune odeur. Il eût été évident de sentir venir le mauvais vent tourner dans ce bassin minier maintenant déserté : "C'est le contraste, c'est la différence qui rendent les choses visibles et les rendent à leur puissance critique dans le présent de leur "connaissabilité". Comme si, pour comprendre notre passé, il fallait savoir reconfigurerle présent par un remontage fondant sur l'Autrefois son propre souci quant à l'Avenir, ce savoir particulier inhérent à l'acte de sentir le danger.".

Les mineurs "voyaient" venir le grisou sur le sensible plumage des canaris qu'ils emportaient au fond avec eux. Donner à voir avant que les choses adviennent. "Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant" dit Rimbaud dans sa lettre à Georges Izambard (Mai 1871). Voir venir, donner des formes à l'invisible, rendre la voix à ce qui est muet. Ainsi l'a fait la chanteuse de flamenco, Rocio Marquez, en Juin 2012,  en allant chanter au fond de la mine occupée à Santa Cruz del Sil.

Je développe ce passage  du texte et le petit film qui va avec  ici : http://www.lesurbainsdeminuit.fr/coups-de-coeur-et-autres-coups/4522

 

Ce passage est la pierre d'achoppement du livre, le point de bascule où l'historien laisse sa place à l'artiste : "L'artiste est inventeur de temps. Il façonne, il donne chair à des durées jusqu'alors impossibles ou impensables : apories, fables chroniques. En ces sens pourrait-on dire qu'il "sent le grisou" de l'histoire".

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Inventer le temps, le réinventer, le recombiner,  régénérer la narration à partir des images éparses et plates des journaux télévisés : c'est le projet proposé à Pier Paolo Pasolini en 62 et qui aboutira à "La Rabbia", en 63, film documentaire et poétique sur lequel Pasolini plaque certains de ses textes et de ses poèmes ainsi que de la musique classique.

Images mortes, sans relief, images coupées, mutilées, que l'auteur va s'affairer à faire revivre pour faire siennes. Le travail de montage nous dit Eisenstein (théorie générale du montage) est un opération dionysiaque (Dieu naissant deux fois, ainsi que l'indique l'étymologie grecque) :"Comme dans un montage cinématographique, Dionysos s'est trouvé mis en morceaux, comme découpé en rushes épars, et, cependant, a recommencé de danser, de se mouvoir, de s'émouvoir et de nous émouvoir." 

Pasolini veut donc son montage comme un cri de rage, mais aussi un essai poétique, "cinéma de poésie" produisant ces "images dialectiques" chères à Walter Benjamin. Car, en fin de compte, l'enjeu de la poésie est double ou dialectique pour l'auteur : la beauté et l'utilisation des objets de langage propres à faire surgir du sens, donc dérangeants, donc politiques : "L'intervention de l'écrivain consiste  à prendre, dans le dictionnaire, les mots, comme des objets enfermés dans une boite, et à en faire un usage spécifique : spécifique par rapport au moment historique du mot et son propre moment historique. Il s'ensuit un surcroit d'historicité du mot : c'est-à-dire un élargissement du sens ".

Le cinéma ne fait pas autre chose, et lorsque Pasolini fait succéder à des images de Marilyn (en 62, année de sa mort), une explosion atomique, les liens nouveaux créent du sens, les "images prennent position". (http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=2603).

La mort de Marilyn, son amie, la mort des images mises au rebut des archives télévisuelles, mais la renaissance ou plutôt la survivance, non pas des lucioles (http://www.lesurbainsdeminuit.fr/coups-de-coeur-et-autres-coups/55) mais de la vie même à travers la rabbia :" Le cinéma en pratique est une vie après la mort". 

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Si, comme l'on peut déjà le sentir, et sans vouloir être catastrophiste, nous arrivons  dans les "mines  suffocantes de l'histoire", il se pourrait bien que plus que jamais, nous ayons besoin d'être vigilants. Nous faire canaris plutôt que mineurs, "voyants" plutôt que "taupes aveugles" et voir si le frémissement de nos plumages, à défaut de prévenir la catastrophe, n'aurait pas quelques belles moirures à dévoiler, si proches du dernier souffle.

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http://remue.net/spip.php?article6614

belle et complète analyse du livre

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"Image, poésie, politique à partir de la rabbia de P.P.Pasolini"

G-D Humerman, séminaire du Cehta, 01/2013

http://youtu.be/h622NTQNzXI

http://youtu.be/netmAKPDibg

http://youtu.be/d5UOF_f_81Q

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P.P.Pasolini, La rabbia, 1963

 

 

F.L.

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Numéro : 40 -