Dans une autre vie, et à l'instar de Bukowski dans "Factotum", j'ai fait mille et un petits boulots, certains un jour, d'autres un an ou deux. Ma conclusion n'est pas très loin de celle du grand Charles et pas plus glorieuse.
J'ai été pendant un an et demi ambulancier au CHU de Nice, c'est un métier de bordures où l'on flirte avec la prison, la maladie, la mort, la folie, les fluides corporels. C'est fou comme un malade est fragile et à quel point sa dignité est à la merci de la première blouse blanche venue. Il y aurait beaucoup à redire sur les vocations médicales.
Le métier nous poussait parfois vers des contrées encore plus reculées de la conditions humaine : l'hôpital psychiatrique Sainte Marie, route de Levens, à l'intérieur duquel un service s'appelait l'UMAP, sorte de prison dans l'hôpital, où je me souviens avoir transféré un patient en crise avec l'aide d'infirmiers spécialisés et pas fiers, et de l'avoir laissé là attaché au lit avec des liens de contentions pour 12 heures, dans cette cellule où il n'y avait pour seul mobilier qu'un lit boulonné au sol et des toilettes scellées. Les infirmiers m'ont appris que le patient avait été shooté avec des doses jamais vues afin qu'il soit calme pour le transfert et qu'il avait envoyé un infirmier au tapis la veille. "A jeun, il pourrait tous nous écraser comme des punaises". Il avait le crâne rasé, faisait 1m90 et 120 kilos.
Les soirs de pleine lune, ce n'est pas une légende, les urgences des hopitaux s'animent et plus encore les urgences psychiatriques. Le CAP à l'hopital St Roch à Nice est le service où atterissent tous les écorchés de la journée, les balafrés de la nuit, les crises de délirium, les grands voyageurs psychotropiques, les violents, et parfois des gens perdus là sans trop savoir pourquoi. Un jour que nous passions pour un transfert, j'entends une voix :
-Fred, c'est toi ?
C'etait un copain de sport, un petit gars que j'avais connu à six ans, je le savais malade depuis quelques années et là je le trouvais dans un coin sombre, attaché, le visage tuméfié et triste.
-Fred, fais pas attention, j'ai fait des conneries mais maintenant ça va mieux. J'ai honte Fred, qu'est-ce que tu va penser ?
-T'en fais pas je te juge pas, prends soin de toi, ça va aller mon pote, ça va aller...
Les mots étaient sortis comme ça, sans trop réfléchir, mais j'avais reconnu dans ses yeux la part de folie qui nous guette tous à un moment de notre vie et qui nous hante. En fait, je m'étais parlé à moi-même. Mon copain avait des crises de violence, de persécution, entendait des voix. Sa compagne effrayée avait appelé une fois de plus la police. Le premier agent en avait été pour ses frais, les deux agents de la BAC en renfort aussi, tous au tapis, m'avait dit l'infirmier : shizophrénie. Moi je suis reparti du côté des vivants et mon copain est resté.
Quelques semaines plus tard, au CAP justement, l'ambiance était tendue. Il devait être 19h30 et il y régnait un vacarme indescriptible, " pansements arrachés à d'immenses géants à l'agonie " aurait dit Malcolm lowry. Nous sonnons à la porte.
"-Attendez-là les gars, je vous fais pas entrer, c'est le bordel ce soir !" Et nous tend le dossier médical du patient en question que nous devions transférer dans un service de psychiatrie dit "léger" de l'Hôpital Pasteur. Les hurlements continuent, bruits de portes qui claquent, cliquetis de verrous. Puis la petite dame sort, accompagnée du même type débordé. Aussitôt est-elle sortie que notre gars referme la porte et la verrouille, nous lançant un regard de soulagement. Une épine de moins dans le pied !
La petite dame a l'air calme, une bonne soixantaine rurale, épuisée mais cohérente en apparence. Est-elle sédatée ? Nous l'installons dans l'ambulance sur le brancard, allongée comme il se doit.
"-C'est vous qui me remontez à R... ?" (petit village de l'arrière pays à 70 kilomètres de Nice).
Les ennuis commencent. Comment lui faire comprendre sans la faire paniquer qu'elle ne va pas y aller de suite ? Je suis derrière avec elle :
"- Oui madame, mais avant cela il y a un médecin qui doit venir vous voir, on vous emmène à Pasteur le rencontrer, puis ensuite, à l'issue de ce qu'il va décider, on vous ramène chez vous."
Lui répondis-je avec une voix calme, douce et en prenant bien soin de détacher tous les mots.
"-Tout va bien madame, tout va bien se passer."
Je lui souris, lui tapote la main. Pauvre mémé, elle pourrait être la mienne, c'est quoi son problème ? Mais elle insiste :
"-C'est bien vous qui me ramenez chez moi parce que je l'ai déjà vu le docteur et il m'a dit que...
-Oui, madame ne vous inquiétez pas, ça va aller."
Voilà ce qu'elle a : elle pense qu'elle va remonter chez elle et cette idée tourne en boucle dans sa tête comme une obssession. Peut-être qu'elle n'y a plus mis les pieds depuis son enfance. Quelque chose doit la renvoyer invariablement vers son village comme sur le lieu d'un traumatisme ou au contraire, un endroit à l'abri de tout.
"- Ne te prends pas la tête, me fait le collègue, ils sont tous comme ça. Et puis si tu t'apitoies ils te manipulent. Faut pas se fier aux apparences...
-Mais enfin messieurs, je sais ce que je dis, je ne suis pas folle, j'ai vu le docteur qui m'a signé l'autorisation de sortie. JE VEUX RETOURNER CHEZ MOI DE SUITE, UN POINT C'EST TOUT !
-Ecoutez madame, ça sert à rien de crier, on sait ce qu'on fait alors calmez-vous. Si vous commencez à vous agiter ça ne peut faire que vous desservir, vous le savez !"
Mon collègue avait réussi à lui clouer le bec. J'étais encore trop tendre, manifestement. La fin du trajet se passa dans le calme. Il y a des soirs où, à la fin de longues journées, on apprécie simplement de ne plus avoir à parler.
Nous arrivons enfin, 20h00 passées, à la porte de sécurité du service. Je sonne, un infirmier ne tarde pas à venir, il ouvre et se met à blémir :
"- Les gars, y a un problème, c'est un homme qu'on attendait et pas une femme..."
Dans la cohue, l'infirmier du CAP s'était trompé de patient.
Notre petite dame, descendue à Nice pendant la journée pour faire les soldes, avait eu un malaise en pleine rue, dû à une carence en magnésium si je me souviens, provoquant un délire semblable à de la démence. Elle avait été prise en charge par les pompiers, mise en observation au CAP et devait être reconduite chez elle où son mari l'attendait, dans l'arrière pays.
Je n'ose imaginer si c'était une femme qu'ils avaient attendue, et si au lieu de blémir donc, l'infirmier du service lui avait ouvert la porte du service psychiatrique. La dame se serait agitée, serait devenue violente, aurait été sédatée, et plus elle aurait crié à l'injustice, clamé qu'elle n'était pas folle, plus elle se serait enfonçée. C'est bien ça que disent les fous : qu'ils ne le sont pas. C'est même à ça qu'on les reconnait.
De notre côté, pourquoi douter de sa folie ? Nous avions toutes les raisons de le croire, tous les papiers et tous les signes qui auraient pu nous persuader du contraire, nous les interprétions comme un refus de nier l'évidence, une tentative de manipulation. Il existe sans doute en France ou ailleurs des hommes, des femmes, hospitalisés contre leur volonté, et qui ne sont pas fous. Mais qui le deviennent, qui glissent lentement, qui dérapent. Vol au-dessus d'un nid de coucou.
Pour ma part, je crois que la folie est ce comportement lié à des hallucinations visuelles, auditives, et qui poussent finalement à la destruction, celle des autres et surtout de soi-même. Pour le reste il faut vraiment être prudent. Mon copain schizophrène, celui que j'avais vu un jour au CAP, n'y a pas survécu. Il ne supportait plus son traitement qui faisait de lui un légume mais ne supportait plus non plus les voix qui hurlaient dans sa tête. Alors, pendant plusieurs semaines, il a fait le dos rond et bonne figure devant sa famille. Tous ceux qui le rencontraient ne l'avaient pas senti aussi bien depuis des années. Au moment où personne ne s'y attendait, et que tout le monde avait un peu baissé la garde, il s'est suicidé. Et les voix se sont tues.
Je n'ai jamais oublié la leçon de cette vieille dame qui ne nous en a pas trop voulu, elle qui persistait à dire qu'elle n'était pas folle, et nous qui persistions à ne pas la croire, parce que nous avions des blouses blanches et le gyrophare bleu et le pinpon qui va avec.
Au-dehors de cela, si l'envie vous vient de parler seul dans la rue, ou avec votre ami imaginaire, ou bien si le papillon que vous avez sur l'épaule vous réconforte, à votre guise. Nous vous laissez pas ronger par ce détergent qu'est la normalité. Mais ce n'est pas pour autant qu'un fou est génial, ou qu'il ne souffre pas. Choisir la vie plutôt que les pulsions de mort, choisir la tentation du bonheur plutôt que la solitude de sa folie, ça reste une option, mais la seule qui vaille à mon avis. Il y aura toujours bien assez de VanGogh ou d'Artaud qui, eux, n'auront pas eu le choix, et j'espère que ce n'est pas vous.
Ecouter ce qu'un fou a à dire, un fada, possédé par les fées, à défaut d'être raisonnable, ça fait toujours sens. Il se peut même en dernière analyse que votre fou soit normal, comme vous et moi. Vous qui m'inquiétez parfois, quand vous me regardez comme ça, avec insistance. Qu'est-ce que j'ai, qu'est-ce que vous tramez dans mon dos ? Et moi qui ne suis pas fou, je le sais, c'est évident... Je ne le suis pas... Non, tant que la majorité des gens le pense...
F.L.
Humanisme absolu de ta plume. Merci.